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Naïf et présomptueux qu'il était ! Triple imbécile ! Comment n'avait-il pas compris qu'elle n'était qu'une rouée, nourrie d'expériences, magnifiquement armée de toutes les magies de son sexe, et qui jouait de ce qui la rendait si différente des autres pour s'autoriser, lorsque ses désirs et ses plaisirs l'y poussaient, à être semblable à toutes les autres. C'est-à-dire infidèle, veule, sans honneur, sans souvenirs... Rien de sacré pour ces créatures... Leur bon plaisir du moment d'abord, quitte à effacer plus tard les blessures infligées d'un sourire, d'un regard... Il est tellement facile de reprendre un homme épris, si tentant pour cet homme de croire ce qu'une belle bouche lui affirme : qu'elle l'aime... qu'elle n'a toujours aimé que lui ! Mais oui, malgré tout, malgré la trahison...

Par instants, un espoir fou le soulevait. Tout ceci n'était qu'un mauvais rêve, Angélique allait survenir, apparaître ! D'un mot, elle expliquerait tout... Et il la retrouverait entière, limpide, son amie, son amante, livrée à lui seul, caressante et passionnée, comme en la solitude des bois l'hiver au creux du grand lit, ou le printemps, lorsqu'ils avaient marché ensemble parmi les jacinthes sauvages, se sentant libres, grisés par le renouveau de cette terre déserte sur laquelle ils régnaient, souverains triomphants, et il la regardait avec transport, et il l'embrassait, maintes fois, maintes fois, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus et sûrs de leur solitude...

Les yeux d'Angélique levés vers les arbres portaient le reflet de la verdure nouvelle. Et elle disait en riant : « Vous êtes fou, mon cher seigneur... »

Alors elle était à lui. À lui seul et ne ressentait de volupté que par lui...

Ainsi la retrouverait-il... Il ne pouvait en être autrement. À ce moment, le cours de ses pensées, comme un être aveugle, butait contre l'irréfutable réalité des faits :

« Pendant qu'il lui faisait l'amour, il l'appelait Angélique ! Angélique ! »

Un coup, un cri sourd. Chaque fois, le souvenir de ces mots l'ébranlait, le penchait en avant comme transpercé par une lame aiguë.

Il ne pouvait empêcher son esprit d'en revenir toujours au même point ; la matérialité des faits : elle avait été aperçue, nue et pâmée, dans les bras de Barbe d'Or !

L'idée de douter du récit du pauvre Kurt Ritz ne l'avait pas effleuré. L'homme avait parlé avec d'autant plus de simplicité qu'il ignorait toucher à la vie privée de son maître. Or, le vin qu'on lui avait offert et qu'il avait absorbé, l'estomac vide, lui avait brouillé l'entendement un court instant et il n'en avait été que plus franc. À jeun, il eût perçu la gêne de l'auditoire et, méfiant, se serait sans doute arrêté en chemin sur la pente de son récit, car il était de nature circonspecte.

Non, il n'y avait pas à douter. Cette scène avait été vue par les yeux de l'évadé. Une nuit, loin de son époux, Angélique s'était livrée aux caresses d'un homme inconnu... On l'avait surprise, elle, la femme du comte de Peyrac, sa femme, dans les bras du pirate Barbe d'Or, et à cela il n'y avait aucune issue...

Aux yeux de Joffrey de Peyrac, elle disparaissait, l'autre, l'Adorable... Ne restait que l'Étrangère, celle qu'il avait jadis soupçonnée en elle, une femme orgueilleuse et sensuelle, qui avait beaucoup et librement vécu, comédienne en diable, d'autant plus habile qu'elle était en partie inconsciente de ses ruses, les trouvait naturelles, nécessaires...

La vie l'avait marquée et elle avait acquis à l'affronter une insensibilité affective. Seules comptaient désormais ses satisfactions du moment.

L'ascendant de cette femme, Angélique, sur tous les hommes, comme il avait pu le remarquer, ne lui venait-il pas précisément de sa complicité spontanée avec eux ? Elle les connaissait trop bien, les hommes, elle leur était trop proche... D'un sourire, d'un mot, elle les roulait, les empaquetait, seigneurs ou manants. Sa science lui venait, sans doute, d'avoir été trop longtemps et trop jeune la victime des hommes... Mais c'était trop tard, le mal était fait, l'effrayante réalité était là... Elle était maintenant plus forte que tous les hommes, ne redoutait rien d'eux, s'offrait ceux qu'elle désirait... Tous les hommes lui plaisaient, n'importe quelle sorte d'hommes, tel était le secret de son charme et de son immanquable pouvoir sur eux...

Excepté peut-être les sots, infatués d'eux-mêmes et de leur supériorité militaire, comme ce Pont-Briand. Celui-là, elle n'avait eu guère de mérite à le repousser. Il ne lui plaisait pas. Mais Loménie-Chambord ? Peyrac n'avait pas été sans percevoir le courant chaleureux qui s'échangeait entre eux et il commençait à se demander si le vertueux gentilhomme ne l'avait pas trahi sous son propre toit ?... N'était-elle pas capable d'amener un saint en enfer !...

Angélique ! Angélique !

Le voile rouge de la vengeance passait devant les yeux de Peyrac. Et tout d'abord partir, joindre le vaisseau de ce Barbe d'Or, une nuit... Monter à bord, les surprendre tous deux, les tuer...

Il se ressaisissait au prix d'un effort surhumain.

Le jour se levait sur Gouldsboro. La brume transformait le paysage en limbes froids, traversés par l'écho des tristes appels des conques dans la baie.

Peyrac ignorait qu'à quelques miles à peine Angélique s'éveillait dans le fort de Pentagoët, que quelques heures plus tard elle allait s'embarquer, joyeuse et impatiente de le retrouver, et qu'à la nuit elle serait là, surgirait devant lui.

Épuisé, il contemplait au fond de son cœur une image détruite, si las que, ne cherchant plus d'excuses à une réalité qu'il lui fallait affronter dans toute son amertume : la trahison d'Angélique, il acceptait de la voir enfin comme elle était, comme elle n'avait jamais cessé d'être, pensait-il : vile et trompeuse... comme toutes les autres... Une femme comme les autres !

Le jour était là et ses tâches écrasantes, multiples, dont dépendaient des vies humaines. Le comte de Peyrac marcha vers le port. Seul dans ce monde blanc étouffé, où il lui faudrait désormais marcher seul, avec ce deuil surprenant, cette plaie inattendue, dont il ne mesurait pas encore toute la souffrance : Angélique.

Tandis qu'il descendait la plage, le désir de la bataille commença à lui insuffler sa brûlante impatience. Cette force-là lui permettait de se tenir droit et il pensa que le brouillard était le bienvenu car il n'ignorait pas qu'aucun des navires présents n'étaient en état de prendre la mer aujourd'hui et de donner la chasse au pirate. La brume défendait Peyrac contre une mauvaise hâte et lui permettrait de préparer avec soin ses batteries. Demain ou après-demain, il pourrait commencer sa chasse à mort, et alors rien ne l'arrêterait avant qu'il n'ait atteint Barbe d'Or et ne l'eût tué de sa propre main.

L'armement du Gouldsboro, du chébec et de deux autres lougres qu'il avait en rade fut aussitôt entrepris.

Tout occupé par l'idée de sa vengeance, il accueillit tout d'abord avec indifférence, puis irritation, la nouvelle que portèrent des Indiens que deux navires anglais se trouvaient en perdition à la pointe de Shoodic. Qu'ils aillent au diable, anglais ou français ou quels qu'ils fussent !

Puis il se reprit.

Il ne serait pas dit qu'une femme lui ferait oublier ses devoirs, ses charges, le détruirait au point de le rendre indifférent à la vie d'êtres humains qu'il était le seul à pouvoir sauver. Gouldsboro, qu'il avait créé, c'était le phare de la Baie Française. Chacun en attendait aide, vie, conseil. Ah ! Comme tout cela lui était égal, tout à coup ! Mais il ne pouvait pas fléchir, à aucun instant. La moindre de ses défaillances entraînerait l'écroulement de tout, et déjà, ceux qui savaient, qu'attendaient-ils de lui ? Aurait-il vécu jusqu'à ce jour, et triomphé de tant d'écueils pour tout condamner et détruire en quelques heures par la faute d'un amour maudit ?