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Un mouvement irréfléchi portait Joffrey de Peyrac au-dehors, dans le silence de la nuit profonde.

Sur la lune d'argent terni passaient des nuages, et dans sa lumière se profilaient les ombres noires des mâts balancés par l'eau du port. Des feux tressautaient dans le vent, seuls à s'animer avec les démarches lentes de quelques sentinelles. Le monde était mort.

Où était-elle ? « Angélique ! Angélique !... mon amour ! »

Il rentrait à l'intérieur du fort et, d'un bond silencieux, gravissait l'escalier de bois. Derrière la porte, il l'entendait sangloter tout haut. Et restait là, brûlé et dévoré de nouveau par une flamme sauvage, le corps tendu jusqu'à la souffrance par la tentation le déchirant. Désir de pousser cette porte, d'entrer, de se retrouver seul à seul avec elle, de se pencher sur elle, s'emparer d'elle, la prendre sur son cœur, et d'oublier, d'oublier dans le bonheur des gestes, des caresses, du murmure des voix, des souffles qui s'entremêlent, s'échangent, des baisers, des mots ardents tout bas chuchotes : « Mon amour ! Mon amour ! ce n'est rien !... Je t'aime !... » d'oublier, d'oublier tout...

Il se retrouvait, seul, dans la salle en bas, où les cires s'effondraient dans les porte-torches, le front appuyé à la fenêtre où pâlissait l'aube.

Non, Angélique ne parviendrait pas à faire de lui un homme déchu, asservi au pouvoir d'une femme indigne !

Non, cela, jamais !...

Pourquoi pleurait-elle si fort ?... là-haut... N'avait-elle pas su ce qu'elle faisait lorsqu'elle s'était livrée aux caresses de l'autre, de l'homme inconnu ?... Elle, qu'il avait placée si haut ! N'avait-elle pas su ce qu'elle détruisait ?... Mais non ! Mais non ! Elle ne l'avait pas su !... Femelle !

Femelle inconsciente, comme les autres !

« Elles » veulent tout avoir. Détruisent tout !

« Je n'aurais jamais dû lui pardonner jadis... Toutes pareilles !... Toutes pareilles !... »

Quand la marée serait haute, il cinglerait vers le large avec ses navires, il trouverait Barbe d'Or, il le pourchasserait jusqu'au fond des Caraïbes... et, avant de le tuer de sa propre main, il arracherait de cette face inconnue et exécrée le voile du passé. Il saurait à quel autre homme Angélique avait montré son visage d'amante.

« Ah ! Si je pouvais l'arracher de mon cœur ! J'y parviendrai, s'il le faut. »

Une si superbe créature !...

Le Gouldsboro avait apporté des robes de France, pour elle. Il alla vers un coffre au fond de la pièce, rabattit le couvercle. Ses mains soulevaient des moires chatoyantes, des dentelles vaporeuses et, machinalement, ses doigts redonnaient aux plis lourds d'une jupe et d'un corsage la forme abandonnée d'un corps de femme.

« Qu'elle aurait été belle là-dedans ! Ce tissu d'argent rosé drapé autour de ses épaules de reine !... Et je l'aurais emmenée à Québec avec moi... et elle aurait triomphé de tous !... »

Ses poings se crispèrent sur l'ombre féminine qui parut se faner et s'affaisser, expirer sous son emprise.

D'un geste incontrôlé, il porta l'étoffe froissée à son visage et resta là longtemps, comme absent et interdit, respirant avec nostalgie ce parfum léger de fleurs et de femme qui s'exhalait des somptueux atours.

*****

Au-devant de lui, dans la brume du matin, des silhouettes accouraient.

– Monseigneur ! Dieu est avec nous. Le navire de Barbe d'Or, le maudit, il n'est pas loin... Il vient d'être signalé dans l'archipel.

Cinquième partie

La défaite de Barbe d'Or

Chapitre 1

Il y avait beaucoup d'enfants à Gouldsboro. Toujours pieds nus, en essaim joyeux, les cheveux des fillettes flottant sous les bonnets ronds ou les coiffes blanches, ceux des garçons au vent, jupes et chausses troussées pour mieux patauger dans les mares, grimper dans les barques, sauter sur la grève, courir après les loups-marins, toujours gober un coquillage, un œuf de mouette, sucer une fleur... En troupe avec les petits Indiens nus, et s'abattant par-ci, par-là, à la volée.

Curieux, ils collaient leurs frimousses contre les planches du hangar pour essayer d'apercevoir entre les interstices les pirates prisonniers, puis couraient sur le port afin d'admirer le beau tableau enluminé qui se balançait à l'arrière du Cœur-de-Marie, le navire capturé ce matin, puis allaient chercher de l'eau à la source de la forêt et s'agenouillaient pour donner à boire aux blessés.

Ce jour, à Gouldsboro, s'achevait sur la défaite du pirate Barbe d'Or. Au matin, Angélique avait été réveillée par les lointains grondements d'une canonnade. L'âme et le corps endoloris, elle ne comprenait pas où elle en était, avait mis longtemps à réaliser qu'elle se trouvait à Gouldsboro. Dans le miroir alors, elle avait contemplé son visage tuméfié. Tout un côté était bleu, noir, et le coin de sa bouche enflé. Elle remuait la tête avec peine. Elle avait fait le tour de la chambre, découvert dans des coffres du linge, des vêtements qu'elle y avait plies, à l'automne, avant de quitter le fort, s'était vêtue et coiffée, l'esprit engourdi. Il lui fallait trouver une pommade, un baume, n'importe quoi pour atténuer la meurtrissure qui la défigurait.

Le volet de la fenêtre rabattu, elle avait aperçu là-bas des navires courant sous le vent, au bord d'un ciel frangé de pluie, sur le gris duquel, par instants, éclatait un rouge éclair. Puis le bruit roulant de la déflagration lui parvenait. Un combat naval se déroulait devant Gouldsboro, apparemment trois ou quatre navires assaillant un seul adversaire qui, après s'être dérobé assez habilement à l'attaque, fuyait, pourchassé, les voiles déployées, quittait le champ de vision d'Angélique.

Peu après, une voix de femme l'appelait dans les profondeurs de l'habitation.

– Dame Angélique ! Dame Angélique !... Où êtes-vous ? Ah ! Vous voici ! Dieu soit loué ! Venez ! Venez vite, ma chère dame ! Des blessés ! Du sang partout !

Dans la petite femme qui l'abordait ainsi, Angélique reconnaissait la Rochelaise, Mme Carrère, qui avait émigré l'an dernier au Nouveau Monde avec ses dix enfants et son avocat de mari.

– Que se passe-t-il ? Pourquoi ces blessés ?

– Ils viennent de régler son compte à ce damné Barbe d'Or.

– Qui ça « ils » ?

– M. le comte, le flibustier Vaneireick, l'amiral anglais, enfin tous, quoi, tous ceux qui avaient juré de faire crier merci à ce scélérat ! On a appris ce matin qu'il rôdait de nouveau dans les îles. M. le comte est entré aussitôt en campagne et a pris le pirate en chasse. On l'a acculé à livrer bataille. M. d'Urville vient de porter l'annonce de la victoire. Mais il paraît qu'à l'abordage ça a été un vrai carnage... Les navires rentrent au port avec leur capture, et tous les blessés. M. de Peyrac nous a fait mander que vous soyez présente, et qu'il fallait vous avertir pour que vous puissiez donner vos soins à tous ces pauvres gens.

– Vous... vous êtes sûre que c'est mon mari qui vous a priée de me prévenir ?

– Hé ! Oui ! Qu'est-ce qu'on pourrait faire sans vous ? Il paraît que le chirurgien du Sans-Peur a été blessé, lui aussi, et ne peut remplir son office. Quant à notre médecin, Parry, vous le connaissez. Il n'est pas d'un grand secours devant toute cette boucherie... Seigneur ! Que vous est-il donc arrivé à vous aussi, ma pauvre !... Vous êtes tout abîmée !