– Ce n'est rien !
Angélique porta la main à sa joue.
– Je... j'ai fait naufrage dans les parages de l'île Monégan et me suis heurtée contre un rocher... Attendez-moi, je vous suis. Le temps de prendre mon sac et d'y mettre quelques instruments indispensables... Avez-vous de la charpie de réserve ?...
Méthodiquement, elle rassemblait tout ce dont elle pouvait avoir besoin, agissant comme un automate, cependant que, dans son esprit, des pensées torturantes se bousculaient. Colin... Colin était mort de la main de Joffrey de Peyrac... Si elle avait parlé hier au soir... Si elle avait eu le courage de parler... Mais non, c'était impossible ! Elle ne pouvait rien dire, rien expliquer... Et maintenant, Joffrey de Peyrac avait tué Barbe d'Or... Et il la faisait mander pour qu'elle soigne les blessés... Il se souvenait donc qu'elle existait. Pourquoi ? Méditait-il une autre vengeance ? Et s'il allait lui jeter le cadavre de Colin en travers de sa route. Elle ne pourrait supporter cela. Elle ne pourrait s'empêcher de tomber à genoux et de prendre la grosse tête de Colin entre ses mains et de pleurer.
– Mon Dieu ! pria-t-elle, faites que Joffrey ne commette pas une telle mauvaise action. Oh ! Mon Dieu, comment se fait-il que, lui et moi, nous soyons devenus si subitement complètement ennemis ?...
Derrière Mme Carrère, elle dégringola l'escalier, courut vers la place où les habitants amenaient des matelas de varech, des seaux de cuir contenant de l'eau douce, des couvertures. Des chaloupes, on commençait à descendre et à étendre à terre les premiers blessés, geignant, ou crachant des jurons sonores.
La suite de cette matinée fut un cauchemar où Angélique ne put guère songer à autre chose qu'à tailler dans les chairs, recoudre, nettoyer, panser, courir de l'un à l'autre, réclamer de l'aide, organiser un lazaret, envoyer dans toutes les directions des enfants lui chercher des plantes, du linge, de l'eau, du rhum, de l'huile, du fil, des aiguilles, des ciseaux. Les manches relevées, du sang jusqu'aux coudes, pendant des heures, elle ne cessa de faire face à d'urgentes interventions, assumant la responsabilité de diagnostiquer la gravité des blessures et d'indiquer les soins à donner, les remèdes à composer. Très vite, se reformait autour d'elle l'ordre d'autrefois. Elle reconnaissait les femmes, qui spontanément se mettaient à sa disposition. Abigaël, diligente et efficace malgré sa grossesse, Mme Carrère, active, les jeunes filles promptes et dociles, courageuses devant la mort et la souffrance, à l'image de leurs aînées. Tout à coup, elle eut près d'elle la tante Anna qui lui passait des instruments de chirurgie, précise et attentive, et la vieille Rebecca qui consolait un mourant. Un jeune garçon la suivait partout portant un grand bassin de cuivre dans lequel il renouvelait de l'eau pure afin qu'elle pût s'y laver les mains et y tremper des linges. Ce ne fut qu'au bout d'un certain temps qu'elle reconnut Martial, le fils aîné de maître Berne. D'emblée, elle avait repris sa place parmi eux. Mais, tandis qu'elle s'affairait à sa tâche avec son habituelle diligence, sa sensibilité à vif discernait des nuances dans leur comportement vis-à-vis d'elle. Une légère intonation de mépris dans la voix, des lèvres pincées subitement, un regard hostile... C'était peut-être une impression... Non ! Les gens de Gouldsboro savaient...
Tout le monde savait.
Pourtant, Mme Carrère s'était montrée simple et cordiale. Mais Mme Carrère n'avait jamais été médisante. Le bruit qui commençait à courir dans Gouldsboro que la comtesse de Peyrac avait trompé son mari avec le pirate, elle ne voulait pas en faire cas... Les yeux furtifs qui suivaient Angélique ce matin-là, tandis qu'elle se dépensait, infatigable, supputaient l'ampleur ou la possibilité de la calomnie... Or, ce qu'il y avait de plus terrible, c'était qu'il ne s'agissait pas d'une calomnie, mais d'une vérité... enfin, d'une demi-vérité. Elle avait été dans les bras de Barbe d'Or, elle avait répondu à ses caresses. Elle aurait voulu pouvoir crier à la face du monde qu'elle n'était pas coupable. Se le nier à elle-même. Redevenir « comme avant ». Elle se penchait sur les plaies avec une infinie douceur, une infinie compassion, car, en elle aussi, elle sentait une plaie ouverte, à chaque instant plus douloureuse, et elle aurait bien voulu qu'une main compatissante s'y posât. Mais personne ne ferait ce geste-là.
– Ah ! Madame, sauvez-moi, suppliaient les grands blessés. Mais elle, près de qui pourrait-elle implorer : sauvez-moi ?
Sa douleur était de celles qui ne méritent pas compassion. Et, par éclairs, elle la sentait la traverser si cruellement qu'elle en était presque paralysée.
– Joffrey ne m'aime plus... Comment ai-je pu lui faire cela, à lui si bon, si merveilleux ? L'humilier ainsi à la face du monde ?... Il ne me pardonnera jamais. Il m'a demandé de soigner les blessés... Pourquoi ? Mais, bien sûr, parce qu'il avait besoin de moi. Ses hommes d'abord, sa rancune ensuite... Je le reconnais bien là... Mais après il me chassera, me répudiera. Il ne voudra plus me voir... Il a crié : Je ne veux plus vous voir.
Malgré tout, elle ressentait dans cette obligation de travailler pour lui, à ses côtés en quelque sorte, comme l'impression d'une trêve. La pensée qu'il l'avait fait demander levait en elle un vague espoir.
Il l'avait fait demander. Il s'était souvenu d'elle. Elle comptait donc encore. Elle s'attachait avec plus de ferveur à sa tâche.
Les malheureux, criant leurs souffrances vers lesquelles elle se penchait, rassurante, encourageante, croyaient voir descendre vers eux un ange du ciel, et, dès qu'elle posait la main sur eux, ils s'apaisaient.
– C'est la dame de Peyrac ? demandaient ceux qui ne la connaissaient pas.
– Oui, criaient les autres. Tu verras, elle te guérira.
Et toute cette confiance autour d'elle ranimait le courage d'Angélique, apaisait peu à peu ses tourments intimes, l'aidait à redresser la tête, à tenir, bien qu'elle fût consciente de son propre visage tuméfié, et maintenant couvert de sueur.
Elle tendait l'oreille, cherchait à surprendre des bribes de conversation sur le déroulement du combat.
Mais personne ne parlait de la mort de Barbe d'Or.
Seulement de cet horrible et sanglant combat entre équipages, qui s'était déroulé après l'abordage sur le pont du Cœur-de-Marie. Et M. de Peyrac avait sauté le premier. Vers le milieu de la matinée, les navires entrèrent dans la rade, encadrant leur proie. Donnant du gîte, tronqué de ses mâts, environné d'une fumée lente comme d'un nuage de malédiction, la nef de Barbe d'Or vint s'accoter à une île, au milieu de la baie. Amenés à leur tour par des chaloupes, les prisonniers commencèrent à monter la plage, encadrés par les matelots du Gouldsboro et les soldats de la garnison. M. d'Urville les fit conduire dans la grange au maïs, construction rustique mais assez vaste et nantie d'une seule issue, ce qui en faciliterait la garde. L'un des pirates captifs hurlait comme un possédé tandis qu'on le traînait.
– Laissez-moi, corniauds, assassins. Je suis un blessé, j'vous dis, un grand blessé !... Vous allez me faire crever.
Angélique dressa l'oreille à ce timbre criard et reconnut l'ineffable Ventre-Ouvert, son opéré de la baie de Casco.
Elle alla au-devant des hommes.
– Ce vaurien dit vrai. Ne le faites pas marcher surtout ! Étendez-le là.
– Ah ! vous v'là enfin, vous, c'est pas trop tôt ! geignit Beaumarchand. Où étiez-vous partie, m'dame ? C'est pas bien de m'avoir laissé tomber, avec cette couture en travers de la panse.
– Taisez-vous donc, crapule ! Vous auriez mérité cent fois que le diable vous emporte, après le mauvais tour que vous m'avez joué.
Elle ne l'en examina pas moins et constata avec satisfaction que la monstrueuse cicatrice d'Aristide Beaumarchand avait un aspect sain et paraissait en voie de guérison. Un vrai miracle, car ses compagnons du Cœur-de-Marie ne semblaient pas s'être beaucoup souciés de lui depuis qu'ils l'avaient repris à leur bord.