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– C'que vous me manquiez m'dame ! Ah ! On peut dire que vous me manquiez ! répétait-il. Ils m'ont laissé crever dans un coin avec les rats, comme un vieux déchet !...

Elle renouvela ses compresses, le sangla dans de la toile comme un nouveau-né, le laissa sur le sable en attendant.

Un peu plus tard, elle s'agenouilla auprès de M. de Barssempuy pour soigner son épaule, tailladée par un coutelas. C'était ce gentilhomme, second de Barbe d'Or, qui l'avait capturée à Maquoit. Aujourd'hui, son visage était noir de poudre et son expression lasse.

– Votre capitaine ? fit-elle à mi-voix, Barbe d'Or ? Où se trouve-t-il ? Quel est son sort ? Blessé ? Tué ?...

Il lui jeta un regard amer et détourna la tête.

Elle resta sur sa hantise, taraudée d'inquiétude.

Le soleil était à son zénith. La chaleur ajoutait aux souffrances et à la fatigue. Sur ces entrefaites, quelqu'un vint chercher Mme de Peyrac, lui demandant d'avoir l'obligeance de se rendre à bord du navire pirate afin de déterminer parmi les grands blessés s'il y en avait que l'on pouvait se risquer de transporter à terre ou d'autres qu'il valait mieux laisser mourir sur place.

Elle s'y rendit à bord d'une chaloupe, accompagnée de Martial, qui continuait de porter son sac d'urgence, un tonnelet d'eau douce et le bassin de cuivre. À la coupée, un homme au justaucorps noir troué, roussi par la poudre, et drôlement coiffé de travers d'une perruque mitée, l'accueillit et la guida en claudiquant vers la batterie.

– Je suis le chirurgien de M. Vaneireick, Nessens. Un boulet est tombé sur la cambuse où j'opérais... Quant à mon collègue du Cœur-de-Marie, on l'a trouvé raide mort sur un monceau de cadavres. Aussi bien des blessés se seraient-ils trouvés en mauvaise posture sans votre présence à Gouldsboro, madame. Dès que l'on a su que vous étiez à terre, les blessés ont repris courage, et j'ai donné l'ordre d'évacuer le plus de monde possible pour les remettre entre vos mains puisque j'étais empêché de faire ma besogne. Votre réputation est telle qu'elle commence à franchir les mers. Pour moi, je me suis contenté de nettoyer trois navires en ce jour. Mais il y a là quelques pauvres gars sur lesquels je ne peux me prononcer...

Il était difficile de se mouvoir à bord de la nef, dont le pont s'inclinait en un angle inquiétant. Des barriques de cidre avaient été percées et des nappes de boisson aigre coulaient partout, mêlées au sang. On pataugeait et glissait dans cet infect mélange et il fallait se cramponner pour avancer. Mais des ordres étaient donnés pour empêcher le navire atteint de couler et l'on entendait les cris et les interjections des équipes au travail.

– C'est surtout sur ce navire-là qu'il y a eu du dégât, expliqua Nessens. Nous fûmes quatre à l'aborder. Le chébec de M. de Peyrac, le Gouldsboro et le Sans-Peur. Un peu plus tard, le petit yacht Le Rochelais est survenu sur les lieux. Voici une bonne opération de police de faite. La moitié de ces bandits est hors de combat.

Le chirurgien était un homme jeune, dans la trentaine. Lorsqu'il s'était aperçu qu'en France sa maîtrise de chirurgien ne lui donnait nul droit à pratiquer puisqu'il appartenait à la religion réformée, il n'avait trouvé d'autre ressource que de s'exiler et d'embrasser la dangereuse profession de chirurgien à bord des vaisseaux corsaires. Quand Angélique eut, avec lui, examiné les pauvres mourants, elle lui proposa de le panser lui-même convenablement. De plus, s'apercevant que sa claudication n'était pas due à une blessure mais à un déboîtement de la hanche qu'il s'était fait en tombant au moment du bombardement, elle lui remit le tout en place, le massa fortement pour ranger les nerfs froissés et distendus et le quitta presque ingambe.

Sur le pont qu'elle traversait, non sans peine, pour se réembarquer, une voix faible l'appela :

– Madame ! Senorita !...

Un homme gisant, à demi écrasé, contre la rambarde et caché par des rouleaux de cordages qui avaient glissé jusqu'à lui, la hélait. Il avait dû passer inaperçu jusqu'alors dans le désordre et le va-et-vient d'après la bataille. Elle le dégagea et le tira un peu plus haut, l'appuyant contre le pied du mât de misaine. Dans sa face de cire jaune, des yeux noirs immenses la fixaient et ne lui paraissaient pas inconnus.

– Je suis Lopez, fit-il dans un souffle.

– Lopez... Lopez ?

Elle cherchait dans sa mémoire. Il la renseigna, avec un vague sourire sur ses lèvres grises :

– Vous savez bien... Lopez !... là-bas. Les abeilles...

Elle se souvint. C'était donc l'un des flibustiers contre lesquels elle s'était défendue en leur envoyant une ruche d'abeilles à la tête. Aujourd'hui, récupéré par le navire de Barbe d'Or, il y vivait sa dernière heure.

– C'est au ventre, murmura-t-il. Vous allez me faire quelque chose comme à Beaumarchand, hein ? Vous l'avez recousu, lui, je vous ai vue faire. Et maintenant il trotte comme un lapin... Je... Je ne voudrais pas mourir, madame, s'il vous plaît...

Il était jeune encore, ce petit Portugais. Un gibier misérable des quais de Lisbonne, nourri jusqu'à l'âge de douze ans de poussière, de soleil et d'une poignée de figues. Et puis, après, la mer. Et c'est tout.

Par acquit de conscience, Angélique fendit le haut-de-chausses déjà distendu par les chairs labourées et putréfiées, souillées de sang, de sanie, de cidre, d'eau de mer. Déjà, les orbites creusées de l'homme l'avaient renseignée. Même si on avait pu s'occuper de lui à temps il n'en aurait pas réchappé.

– Vous allez faire quelque chose pour moi, hein ? Répétait-il.

Elle lui adressa un sourire rassurant.

– Oui, mon petit. Je vais d'abord te soulager. Avale ceci.

Elle lui glissa entre les lèvres une des dernières pilules qui lui restaient, composées de mandragore et de pavot indien.

Il ne put la déglutir, mais la garda sur la langue, et cela commença à l'engourdir un peu.

– Es-tu bon chrétien, mon petit ? demanda-t-elle encore.

– Oui, senorita, je le suis.

– Alors, prie le Bon Dieu et la Sainte Vierge pendant que je vais te guérir.

Elle lui croisa les mains elle-même sur la poitrine et les lui tint ainsi, lui communiquant sa vie, sa tiédeur, dans un dernier contact avec le monde qu'il quittait, afin qu'il ne se sentît pas seul en franchissant le seuil ultime.

Ses paupières plombées se rouvrirent.

– Mamma ! Mamma ! souffla-t-il, les yeux fixés sur elle.

Elle lâcha ses mains, désormais froides et inertes, lui ferma les yeux puis couvrit le visage du mort du fichu qu'elle avait noué hâtivement, ce matin-là, autour de ses épaules. Elle n'avait jamais pu demeurer indifférente à ces morts violentes d'hommes au cours des combats, à ces subites métamorphoses d'êtres vivant, riant, s'agitant au soleil quelques heures plus tôt, changés d'un seul coup en une masse amorphe, absente, à jamais disparue de la terre et bientôt du cœur de tous. Pourtant, elle avait parfois tué de ses propres mains, mais l'illogisme de la mort, son irréparable cruauté continuait à meurtrir chaque fois profondément sa sensibilité féminine. Bien qu'elle sût le peu de valeur de la pauvre créature qui venait d'achever là son périple terrestre, des larmes perlèrent malgré elle à ses paupières.

Chapitre 2

Comme elle se redressait, elle se trouva face à face avec le comte de Peyrac. Celui-ci, depuis quelques instants déjà, se tenait debout, regardant la femme penchée vers le mourant. Gilles Vaneireick, qui l'accompagnait en sa dernière tournée d'inspection, avait le premier distingué cette chevelure blonde de femme, vision, enfin, de douceur après les rudes heures de combat ; et il avait posé sa main sur le bras du comte. Tous deux, suspendant leur marche, ils l'avaient contemplée, tandis qu'elle s'inclinait sur la face creusée du moribond, et ils avaient surpris le murmure de sa voix compatissante :