Lorsqu'une ombre puissante se profila à l'angle du navire, se détachant vaguement sur l'obscurité glauque du sous-bois, elle crut à l'apparition d'un ogre ou d'un géant.
Chapitre 4
Filtrant à travers les branches, un rayon de lumière fit luire le reflet d'une chevelure et d'une barbe blondes et hirsutes. Barbe d'Or !
– Est-ce toi ? fit-il.
Comme elle se taisait, il continua d'avancer vers elle avec méfiance. Ses lourdes bottes, dont les revers rabattus découvraient ses genoux nus massifs et tannés, écrasaient l'herbe aux fleurs délicates. Il portait un haut-de-chausses court, une chemise blanche au col ouvert et une veste de cuir sans manches que barrait un large baudrier. Mais ce baudrier était vide de ses quatre pistolets et le sabre d'abordage n'y pendait point. Lui aussi, le corsaire, était sans armes.
À quelques pas d'Angélique, il fit halte.
– Pourquoi m'as-tu fait venir ? interrogea-t-il. Que me veux-tu ?
Angélique secouait la tête négativement, avec véhémence.
– Je ne t'ai pas fait venir, réussit-elle enfin à articuler.
Les yeux bleus du Normand l'observaient avec acuité. La magie, dont il ne pouvait se défendre dès qu'il se trouvait en sa présence, déjà agissait sur lui et il quittait son expression de grand fauve traqué, et déjà son cœur s'attendrissait.
– Comme tu es pâle, mon agneau ! dit-il avec douceur, et qu'as-tu donc là, au visage ?... Es-tu blessée ?
Il avança la main et toucha du bout des doigts la tempe meurtrie. Angélique tressaillit de la tête aux pieds. À la fois sous la douleur causée par ce très léger effleurement et sous l'éveil d'une pensée effrayante qui la traversa. Elle était seule sur cet îlot avec Colin ! Et si Joffrey survenait...
– Ce n'est rien, s'écria-t-elle d'une voix hachée, farouche et désespérée. Mais va-t'en vite, Colin, sauve-toi... Il faut que je parte.
Elle s'élança sur la pente herbeuse vers la plage et courut en direction du passage qui traversait la baie.
Comme elle y parvenait, elle s'arrêta, pétrifiée d'angoisse. Couvrant de sa transparence miroitante les roches tout à l'heure à découvert, la mer s'étalait, nonchalante. Une vague orgueilleuse monta à l'assaut de la grève, avec un bouillonnement d'écume.
Angélique se mit à courir comme une folle le long de la plage. Elle s'élança sur la pointe d'une roche encore émergée, puis sur une autre. Une vague lui couvrit les pieds, une autre faillit lui faire perdre l'équilibre.
Une poigne solide l'attrapa, la tira en arrière.
– Que fais-tu ? dit Colin Paturel. Tu vois bien que c'est marée haute ?
Angélique leva vers lui un regard de terreur.
– Nous sommes encerclés dans l'île, murmura-t-elle.
– Ce me semble.
– Mais il faut partir !
– Il n'y a pas de barque, dit Colin.
– Mais c'est impossible ! Tu as bien une barque, toi. Comment es-tu venu ?
– Je ne sais pas comment je suis venu, répondit-il assez énigmatiquement.
– Et l'homme qui m'a conduite, où est-il ? Ne l'as-tu pas rencontré ?
Il avait le visage blanc comme du suif.
Tout à coup, Angélique défaillit et s'accrocha au revers de la veste de Colin.
– Colin, c'était le Démon ! J'en suis sûre !
– Calme-toi, dit-il en la prenant dans ses bras. À l'aube, la mer se retirera...
Elle s'arracha à son étreinte avec un cri déchirant.
– Non ! C'est impossible !... Je ne peux pas passer toute la nuit ici... avec toi... Surtout pas avec toi !...
De nouveau elle s'élançait vers l'eau. Elle commença de dégrafer sa robe. Colin la rattrapa derechef.
– Que veux-tu faire ? Tu es folle ?
– J'irai à la nage, s'il le faut. Tant pis ! J'arriverai nue à Gouldsboro, mais je ne resterai pas ici. Lâche-moi !
– Tu es folle ! répéta-t-il. Le courant est très mauvais et tu vas te noyer dans les pertuis.
– Tant pis ! J'aime mieux me noyer... Lâche-moi, te dis-je.
– Non, je ne te lâcherai pas.
Elle se mit à se débattre contre lui en criant. En vain. Colin lui faisait horriblement mal avec ses deux poignes de fer autour de ses bras, mais il ne la lâchait pas et elle sentait qu'elle ne pourrait rien contre sa force herculéenne. Soudain, il l'enleva comme un fétu pour la ramener vers le haut de la plage, et il continua à la maintenir sans broncher jusqu'à ce que, à bout de forces et de nerfs, elle s'abattît sanglotante en travers de sa poitrine.
– Je suis perdue !... Je suis perdue !... Jamais il ne me pardonnera.
– C'est « lui » qui t'a frappée ?...
– Non ! Non ! Ce n'est pas lui !... Oh ! Colin, c'est affreux !... Il a su !... Il a su !... Et maintenant il ne m'aime plus !... Oh ! Colin !... que vais-je devenir ?... Cette fois, il me tuera !
– Calme-toi.
Il la berçait doucement, la serrant très fort contre lui afin de maîtriser les tremblements incoercibles qui la secouaient. Lorsqu'elle commença à s'apaiser un peu, Colin Paturel leva les yeux vers la première étoile qui s'allumait dans le ciel d'émeraude. Une brume nocturne s'était étirée et cachait les lumières de Gouldsboro. Ils étaient vraiment seuls. Le regard de Colin revint vers la tête blonde enfouie contre son épaule.
– Tout ceci n'est pas si grave, fit-il de sa voix profonde. Pour l'instant, il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre le jour. La marée, c'est la marée !... Après, on verra. Calmez-vous, madame de Peyrac.
L'adjuration et ce vouvoiement subit firent à Angélique l'effet d'un coup de fouet. Elle se calma, tremblante encore, ainsi qu'une bête aux abois, mais rappelée subitement à sa dignité de femme, et d'épouse du comte de Peyrac.
– Cela va mieux ? interrogea-t-il.
– Oui, mais... lâchez-moi.
– Je vous lâcherai quand vous m'aurez fait la promesse de ne pas vous précipiter à l'eau et d'attendre bien sagement que la passe soit sans danger pour repartir. Alors ?...
Il se pencha, découvrant son visage, la regardant avec une tendre ironie, comme une enfant déraisonnable qu'il faut convaincre.
– Promis ?
Angélique fit « oui » de la tête.
Il la laissa aller et elle fit quelques pas hésitants avant de se laisser choir sur le sable. Elle avait mal partout. Aux bras, à la nuque, à la tête. Elle était broyée de partout. Ah ! elle s'en souviendrait de cette journée et de son retour à Gouldsboro !... Une crampe d'estomac la tordit.
– Et avec ça, je meurs de faim ! s'écria-t-elle avec colère. C'est complet !
Colin, sans mot dire, s'éloigna, revint avec une brassée de bois mort, alluma un feu entre trois cailloux, s'éloigna encore. Un peu plus tard, il reparut tenant un gros homard bleuâtre ruisselant, qui agitait avec indignation ses énormes pinces.
– Voici un camarade qui va nous aider à passer le temps, annonça-t-il.
Habilement, il retourna le crustacé sur les braises, jusqu'à ce qu'il fût devenu d'un beau rouge vif. Puis il brisa la carapace brûlante et tendit la meilleure part à Angélique. La chair blanche et ferme, à la saveur délicate, la réconforta, et elle commença à envisager la situation sous un aspect moins tragique.
Colin la regardait manger, fasciné par ses gestes qu'il reconnaissait et qui l'avaient toujours ravi par leur grâce inimitable. Comment – naïf qu'il était – n'avait-il pas su aussitôt, jadis, rien qu'à la regarder manger, que c'était une grande dame !... Cette habileté pour tenir la nourriture entre les doigts sans gaucherie, cette désinvolture pour y planter les dents sans vulgarité, n'étaient-ce pas là des élégances qu'on n'apprenait qu'à la table des rois...