Malgré son angoisse présente, elle ne parvenait pas à regretter tout à fait le hasard de cette nuit qui les avait réunis, Colin et elle, seuls sur l'îlot du Vieux-Navire. Depuis qu'elle l'avait vu se redresser en disant : « Merci, petite. Tu m'as rendu ce que j'ai perdu », elle ressentait un soulagement, un allégement de sa conscience. Elle vivait ce temps où l'on doit se débarrasser des fardeaux du passé. Béni soit Dieu si, avant l'oubli, l'occasion de réparer se présente. Dans la plénitude des dons qui avaient fait d'elle une Femme, elle atteignait cet âge extraordinaire où, pour chaque femme, l'existence, tout en continuant sa course météorite, semble s'alléger, s'épurer, se renouveler dans l'apothéose d'une liberté de l'âme et de l'esprit, chèrement acquise, mais d'autant plus précieuse, où le poids des erreurs, qui n'étaient souvent que l'enseignement du dur métier de vivre, perd de sa densité. Licence est donnée de laisser en chemin les fardeaux du passé, d'oublier ce qui peut être oublié, de ne se souvenir que de la richesse de cette imparfaite et difficile aventure du plein temps de la vie.
Elle s'apercevait qu'elle avait longtemps traîné un remords inconscient à l'égard de Colin, son amant du désert.
Maintenant, il était sauf.
La seule chose qu'il ignorerait toujours, c'est qu'elle avait porté un enfant de lui dans son sein. Il fallait effacer les liens trop intimes qui les unissaient. Ah ! Qu'il est difficile de s'aider entre humains !
Un éclair d'humour voleta en son esprit engourdi – elle connaissait bien cet oiseau facétieux toujours prêt à prendre son vol en elle aux heures les plus noires, et Angélique se dit qu'elle aimerait être une vieille dame. La vieillesse permet d'aider son prochain, ses amis, sans compliquer leur vie, ni la sienne.
Elle permet les élans du cœur dans leur sincérité, l'aide gratuite et efficace envers ses semblables. Elle autorise de vivre franchement, en compagnie de son propre cœur, tel qu'il est, sans se livrer à ce perpétuel combat de prudence, recul, avance et recul qu'infligent à la vie affective la séduction de la chair et ses dangers.
« Voilà une bien bonne chose que d'être vieille un jour ! » se dit Angélique, qui se mit à sourire, puis à rire tout bas pour elle-même. Elle grelottait, elle avait les pieds glacés et le front trop chaud.
Des pas s'approchant, écrasant le sable et troublant le bruit léger de froissement de soie des vagues, la mirent en alerte. Colin revenait vers elle.
– Il faut dormir, petite, fit-il à voix basse en se penchant. Ce n'est pas raisonnable de rester ainsi recroquevillée comme une pauvresse à ruminer on ne sait quoi. Allonge-toi, tu seras mieux. Bientôt, le jour va venir...
Elle lui obéit, se confiant à ses soins comme jadis, retrouvant ses mains sûres et patientes tandis qu'il l'enveloppait soigneusement dans son manteau et posait sur ses pieds son propre justaucorps en peau de buffle.
Elle fermait les yeux. À son être endolori, l'ardente adoration qui émanait de Colin pour elle lui était comme un baume, un apaisement, sur son cœur taraudé d'inquiétudes et de chagrin et qui, émergeant du choc, commençait à ressentir de toutes parts la souffrance.
– Dors maintenant, chuchota Colin, allons, il faut dormir.
Et, se laissant sombrer au fond de l'eau noire du sommeil, elle croyait l'entendre murmurer, dans la solitude des nuits maghrébines...
– Dors, mon agneau, dors, mon ange. Demain, nous avons une longue route à faire, tous les deux, dans le désert.
Peut-être le murmurait-il ?
Chapitre 6
Et Colin était là de nouveau, dans l'éclat du ciel rosé de l'aube, et la secouait doucement.
– La mer se retire.
Angélique se redressa sur un coude, écartant ses cheveux de son visage.
– La brume est encore épaisse, dit Colin. En te hâtant, tu pourras traverser la baie sans être aperçue.
Angélique se mit sur pied promptement et secoua le sable de ses vêtements. L'heure, en effet, était complice. La brume stagnait à quelque distance de la rive, brouillard léger pétri de lumière, mais formant un écran protecteur entre l'île et Gouldsboro. Le vent n'était pas encore levé et c'était l'heure calme où le roucoulement des tourterelles se mêlait si doucereusement au silence qu'il semblait le rendre plus profond et envoûtant. Les mouettes, petites burettes d'albâtre posées à la pointe brune des roches émergées, participaient à l'immobilité de l'aube, et lorsqu'elles s'animaient, ce n'était que pour un lent vol glissé sans bruit, jetant un éclair lilial à travers la buée rosé et or. Une puissante odeur de varech s'exhalait dans là tiédeur du matin, révélant les vastes étendues de vase et d'algues laissées à découvert par les flots retirés. Angélique fut traversée par l'espoir qu'elle pourrait regagner Gouldsboro sans attirer l'attention et que, par un concours de circonstances miraculeux, son absence avait pu passer inaperçue. Car, en fait, qui pouvait s'inquiéter de savoir si elle avait passé la nuit ou non dans son appartement ? Hors son mari ?... Lequel, étant donné la froideur glaciale de leurs rapports depuis la veille, n'avait pas dû s'en informer. Avec un peu de chance, son escapade, fortuite et inexplicable, risquait d'être ignorée.
Elle se hâta de gagner le bord de la plage. Colin se tint derrière elle, la regardant tâter du pied les premiers cailloux du gué.
– Et toi ? Que vas-tu devenir ? dit-elle soudain.
– Oh, moi !...
Il eut un geste dans une vague direction.
– Je vais essayer de retrouver ceux qui m'ont volé mes couteaux et mes pistolets. Et puis – essayer... d'échapper...
– Mais encore ? s'écria-t-elle. Colin, tu es seul ! Tu n'as plus rien !...
– Ne t'en fais pas pour moi, fit-il avec ironie. Je ne suis pas un enfant au maillot. Je suis Barbe d'Or... n'oublie pas.
Elle restait indécise, un pied posé en équilibre, ne se décidant pas à le quitter. Elle éprouvait le dénuement affreux qui pesait sur cet homme. Il n'avait même plus d'armes. Elle le voyait se tenant au bord d'un îlot désert, géant aux mains nues, et, lorsque le brouillard se serait dissipé, il ne serait plus qu'une bête pourchassée, une proie désignée à l'œil aigu de ses ennemis et qu'on traquerait à travers les îles.
– Va, va ! dit-il avec impatience. Va.
Elle pensa : « Il faudra que j'aille trouver Joffrey... Lui dire tout... Qu'il le laisse au moins s'échapper, s'enfuir, quitter la Baie Française... »
Et, une dernière fois, elle se tourna vers lui pour emporter la vision de son visage de Viking, aux yeux bleus comme deux gouttes de ciel.
Ce fut dans les prunelles subitement horrifiées d'Angélique qu'il vit le danger arriver sur lui. Il se retourna, fit face d'un bond, ses mains puissantes tendues, prêtes à saisir, à étrangler, à frapper, à tuer.
Un homme en armure noire se jeta sur lui, puis quatre, puis six, puis dix. De partout il en sortait, jaillissant du couvert du petit bois de derrière les rochers. Les Espagnols de Joffrey de Peyrac, Angélique les reconnut dans une sensation de cauchemar, comme s'ils eussent été des démons masquant leurs traits féroces d'un visage familier. Ils s'étaient avancés et avaient surgi sans troubler d'un bruit, d'un craquement sur le sable, le silence.
À la seconde même où elle les avait aperçus se ruant sur Colin, elle n'avait pas compris. C'était une vision folle, un rêve de son imagination effrayée.
Elle oubliait que ces hommes-là, choisis par Peyrac, étaient d'anciens guerriers de la jungle péruvienne, formés à l'enseignement de la ruse du serpent, l'approche du félin, la cruauté de l'Indien, et qu'ils avaient en eux le sang des Maures.