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– Et quand vous étiez là à parader devant cette assemblée de serpents rouges, Jack Merwin, continuait de soliloquer le colporteur qui en avait gros sur le cœur, avez-vous jamais songé qu'une flottille de leurs canots pouvait par exemple surgir de derrière la pointe et nous prendre à revers ?

Le patron du sloop ne paraissait pas plus atteint par les récriminations du petit homme que par la piqûre d'une de ses aiguilles.

Curieuse soudain de lui, Angélique le regarda mieux. Sous son bonnet de laine rouge délavé, il avait de longs cheveux très noirs comme peuvent en avoir beaucoup d'Anglais, on ne sait trop pourquoi. Des traits communs, flous dans une face longue, un teint mâle, ni bistré ni rougeaud de nature, un teint d'homme d'Europe soutenu par une santé saine et que le vent de mer avait tanné légèrement.

Quarante ans. Peut-être plus. Peut-être moins... Des yeux noirs, un peu comme du mercure, sous des paupières lourdes qui éteignaient souvent leur lumière et lui donnaient un air d'absence ou d'inintelligence.

Il mâchonnait continuellement une chique de tabac, mais, lorsqu'il crachait vers la mer, il le faisait avec une sorte de distinction négligée.

Sous sa chemise de grosse toile entrouverte et son gilet à boutons de corne, ses épaules étaient étroites mais vigoureuses. Il se vêtait d'un pantalon de droguet, une laine pour marins, rude et inusable, dont les jambes s'arrêtaient sous les genoux. Ses mollets étaient comme des câbles de cordages tressés. Il faisait tout avec ses mollets et ses pieds. Angélique pensa que ce Merwin ne lui plaisait guère. En l'arraisonnant, Colin ne semblait pas avoir eu la main heureuse. Mais sans doute n'avait-il pas le choix. Colin...

Barbe d'Or ! Son cœur ressentit un pincement, une crainte, une brève honte. La journée de navigation avait été si fertile en impressions de toutes sortes que le souvenir de Colin, lui, s'estompait. Tout au fond d'elle-même, elle éprouvait un soulagement que les choses se fussent terminées ainsi. Mais, dans la mesure où elle se sentait désormais à l'abri de sa propre faiblesse, l'illogisme de sa nature féminine, la portait par instants à éprouver un brusque regret, une vague tristesse. Colin... La profondeur de son regard bleu s'enivrant de sa présence, la force de son étreinte primitive. Quelque chose qu'elle connaissait, qui lui appartenait à elle seule. Un recoin secret. Pourquoi ne peut-on aimer selon les élans de son cœur, de son corps ? Pourquoi la qualité et la force d'un amour doivent-elles dépendre de la difficile sélection du choix ?... Comme si la dispersion des sentiments et du don condamnait à n'en jamais connaître la plus grande intensité. Était-ce là une vérité ou une illusion gardée de son éducation première et qui mettait la fidélité à l'époux en première place des obligations d'honneur pour une femme. Ne s'embarrassait-elle pas de contraintes inutiles ? Si elle avait cédé à Colin, quel instant délicieux... et Joffrey n'en aurait jamais rien su. Elle se sentit rougir à la pensée qui lui était venue et humiliée de l'avoir seulement formulée au fond d'elle-même.

Avec impatience, elle secoua la tête dans le vent marin. Il fallait oublier... oublier à tout prix.

Au loin, l'îlot de Mackworth s'estompait, et plus que jamais semblable à une couronne de joyaux brillant sur un crépuscule couleur de menthe verte.

– Là ! Là ! Je vois le Chapeau-Blanc, s'écria le petit Sammy.

L'Old Whitehead était une vaste coupole granitique qui couronnait la petite île de Cushing et dominait de ses cent cinquante pieds de haut l'entrée abritée du port de Portland. L'eau douce venant de la terre s'émulsionnant en écume « savonneuse » par le battage permanent avec l'eau de mer salée de l'océan projetait dans le vent, par les rouleaux perpétuels du flux et du reflux, des franges d'écume blanche qui, s'accumulant en monceaux séchés sur le front de granité gris, lui donnaient ou l'aspect d'un vaste chapeau, ou celui d'une tête d'homme âgé aux boucles blanches, suivant l'éclairage. En s'approchant, la neige de l'écume se dissociait de celle aussi épaisse dont les oiseaux de mer, installés à couver ou à se reposer, garnissaient le moindre roc. Et c'est dans une sorte de tourbillon blanc qu'on approchait, découvrant l'île et son fourmillement grouillant sous cet empanachement duveteux.

Ici, on pouvait dire qu'en cette fin de juin – juin fleurissant de ses fleurs rapides et intenses – toutes les plages grouillaient de puritains autant que de loups-marins, les uns mêlés aux autres avec les oiseaux en giration allègre tout autour, et quiconque essayait de débarquer dans la ronde des labbes, des goélands, des sternes, des mouettes et des pies de mer, quiconque essayait de poser son pied sur un bout de roc blanchi d'écume ou de duvet, pouvait se heurter aussi bien à un phoque dressé et dodelinant qu'à un grave magister puritain, drapé dans sa cape genevoise, et tous deux, finalement, aussi solennels l'un que l'autre, sévères et outrés d'un tel voisinage, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur. On écrasait des œufs dans des nids d'oiseaux, on marchait sur des monceaux de clams ou de coquilles Saint-Jacques, de langoustes ou de crabes, d'huîtres ou de moules, provende assemblée près des feux sur des tapis de goémons, et, pour s'entendre, il fallait posséder une voix plus aiguë que celle de tous les oiseaux de la mer.

– Ne venez pas ! ne venez pas, crièrent des réfugiés en voyant s'approcher la barque. Nous n'avons pas de vivres avec nous. Nous sommes trop nombreux. Il n'y aura bientôt plus de coquillages pour tout le monde et nos munitions en armes sont trop pauvres !

Merwin louvoya à quelque distance. Le petit Sammy Stougton mit ses mains en porte-voix :

– C'est plein d'Indiens là-bas, sur le rocher de Mackworth, cria-t-il, et son timbre clair d'enfant se frayait passage à travers le tumulte du ressac et des piaillements. Prenez garde qu'ils ne viennent vous égorger...

– D'où es-tu, toi, petit ?

– De Brunschwick-Falls, aux frontières.

– Que s'est-il passé là-haut ?

– Ils sont tous morts, cria le petit de sa voix légère dont les mots s'envolaient comme les notes d'une flûte.

La marée était haute. La barque pouvait s'avancer assez loin dans la crique d'accostage, mais Merwin, devant les dénégations énergiques des premiers occupants de l'île, ne chercha pas à aborder. Il se contenta de regarder encore avec curiosité et attention autour de lui. Une grosse femme, qui, son jupon haut troussé, fouillait des anfractuosités de rocher pour y pêcher des langoustes, le héla au passage.

– Êtes-vous de la Côte ?

– Non, je viens de New York.

– Et où vous rendez-vous ?

Il eut un geste du menton vers le nord.

– Gouldsboro.

– Je connais ça, dit quelqu'un, c'est à l'entrée de la Baie française. Vous allez vous faire scalper par les Français et leurs sauvages...

Jack Merwin reprit son gouvernail et manœuvra pour sortir du petit port. Comme il doublait d'assez près la pointe d'un rocher, une autre femme accourut en faisant des gestes et traînant derrière elle une adolescente, nantie d'un petit baluchon.

– Emmenez-la, cria la femme, elle n'a plus de famille, mais je lui sais un oncle là-haut du côté de la Baie française, à l'île Matinicus, à moins que ce ne soit à l'île Longue par-devers le mont Désert. Prenez-la...

Poussée par elle, la jeune Bile, ahurie, sauta dans la barque qu'une lame presque aussitôt emmena assez au large.

– Crazy witch ! cria Merwin sortant de son calme, me prenez-vous pour un ramasseur d'orphelins ? J'ai autre chose à faire qu'à m'occuper de tous ces liseurs de Bible, que le Diable vous emporte tous !...