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Et elle était possédée... jusqu'aux moelles, jusqu'au ventre... jusqu'au cœur. Cela se voyait. Il n'y avait qu'à la regarder... Lire cette expression dévorante et de désarroi enfantin qu'il ne lui avait jamais connue à elle, la vaillante... Mais, quand le cœur des femmes est atteint, elles n'ont plus de honte ni de fierté ni rien. Elles redeviennent des enfants. Il comprit. Lui, Colin – Colin le Normand, Colin le captif – il n'était rien pour elle. Malgré les féminines faiblesses qu'elle avait parfois eues pour lui. Pas d'illusions à se faire là-dessus. En face de cet homme-là, pour elle, il n'était rien. Et qu'importait après tout ? Il allait mourir. Le lieu désert, perdu très loin, de la terre américaine, pour lui, c'était la fin du voyage !...

Et son cœur généreux souhaita ardemment faire quelque chose encore pour elle, Angélique, sa sœur du bagne et qui avait été toute la lumière – chaude, paradisiaque, éblouissante – de sa rude existence.

Il lui devait bien cela. Et il le ferait puisque c'était cela seul qui comptait pour elle.

– Monseigneur, fit-il en relevant la tête fièrement et en fixant son regard bleu dans les yeux impénétrables de Peyrac, monseigneur, je suis aujourd'hui entre vos mains, et après tout c'est de bonne guerre. Je suis Barbe d'Or. Et j'avais choisi ce coin de côte pour ma razzia. Mes raisons étaient les miennes et les vôtres étaient les vôtres de m'en empêcher. Au plus habile et au plus rapide, la fortune des combats. J'ai perdu !... Je m'incline et vous pouvez faire de moi ce qu'il vous chaut... Mais, avant d'entamer procédure et jugement, il faut que tout soit net, et si vous me pendez il faut que ce soit seulement parce que je suis un pirate de vos ennemis, un brigand des mers à vos yeux, un flibustier dont le commerce n'arrange pas le vôtre, et qui a perdu au jeu de la course, mais... pas pour autre chose, monseigneur ! Il n'y a pas d'autre chose, j'en fais serment.

« Des souvenirs, c'est tout. Vous devez le savoir puisque vous m'avez reconnu. On reste amis quand on a été ensemble captifs en Barbarie... et quand on a gagné ensemble la terre chrétienne. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas... pour ceux qui se retrouvent au hasard de la vie. Il faut le comprendre. Mais chacun son destin. Et je peux vous l'affirmer sous serment, monseigneur, ce n'est ni par ma volonté ni par la sienne, précisa-t-il – il eut un mouvement de la tête dans la direction d'Angélique – qu'est arrivée cette mauvaise affaire de cette nuit. On ne plaisante pas avec la marée par ici, vous le savez comme moi ; et quand elle vous cerne sur un îlot, il n'y a guère autre chose à faire qu'à prendre patience et attendre.

« Mais je vous renouvelle ici, serment d'homme de mer, devant vos gens et devant ces seigneurs qui m'écoutent, qu'il ne s'est rien passé, en cette nuit, qui pourrait attenter à la réputation de votre femme, la comtesse de Peyrac, rien qui puisse entacher votre honneur d'époux...

– Je sais, répondit Peyrac de sa voix rauque et sans inflexions, je sais. J'étais dans l'île.

Chapitre 7

Cette fois, la colère s'était emparée d'Angélique, la secouait en tempête, la ravageait en cyclone, et il y avait des instants où elle se disait qu'elle haïssait Joffrey de Peyrac de toute son âme.

Le choc l'avait frappée en plein cœur, l'éveillant de sa stupeur angoissée, au moment où il avait murmuré avec une grimace ironique : « Je sais, j'étais dans l'île ! »

Et, se détournant d'eux, il avait fait signe impérativement de prendre le chemin de Gouldsboro.

Il avait refusé de voir sur le visage d'Angélique l'expression horrifiée qu'elle n'avait pu contenir tout à fait à sa révélation, et tandis qu'ils avançaient tous, dans un silence pesant, le long du sentier chaotique du bord de la mer, il allait vif et la tête haute à son habitude, son grand manteau flottant au vent, ne se détournant pas pour observer ni le prisonnier que poussaient les soldats espagnols, ni la jeune femme, qui marchait seule, enfermée en elle-même et trébuchant parfois, sans y prendre garde, sur la sente raboteuse. Il n'aurait vu alors dans ses prunelles vertes que la rage exaspérée d'une femme. Cela dominait tout en elle. La rage née d'une humiliation brûlante, d'une honte dont elle n'analysait pas la source.

Bouleversée, elle ne réalisait pas qu'elle souffrait surtout dans la pudeur intime de ses sentiments. Son amitié pour Colin, sa tendresse pour Colin, il l'avait vue. Il l'avait vue posant sa main sur le front de Colin, et riant avec lui, et cela, il n'avait pas le droit. C'était à elle, c'était son jardin secret. Un époux, même le plus cher, n'a pas le droit de tout voir, de tout savoir. Et, d'ailleurs, ce n'était plus pour elle un époux chéri, mais un ennemi. Subitement inversée, elle retrouvait l'image de toujours, l'homme, l'ennemi de la femme, plus profondément haï encore de décevoir et de tromper l'attente. Puis une houle de colère et de rancœur l'aidait à reprendre pied et à s'avancer, elle aussi, la tête haute.

Qu'il l'eût insultée, qu'il l'eût frappée, cela, elle l'acceptait, elle s'inclinait devant les éclats d'un juste courroux. Mais l'horreur de ce piège machiavélique le détruisait à ses yeux, dans la confiance éperdue et l'estime démesurée qu'elle lui vouait. Tout était donc ruiné ! Tout ! Il avait joué avec le cœur de sa femme, avec ses sens dont il connaissait la fragilité, il l'avait poussée dans les bras d'un autre homme... pour voir !... pour voir !... pour s'amuser !... À moins que, dans sa fureur jalouse et son orgueil blessé, il n'eût cherché, en la précipitant dans une nouvelle tentation, surtout prétexte à la tuer... La TUER !... Elle ! Sa femme ! Elle qui croyait avoir une place privilégiée dans sa vie, dans son cœur !... Ho ! Ho !... Les sanglots poignaient Angélique. D'un effort surhumain, elle parvenait à les refouler, réussissait à maîtriser le flot de larmes qui lui montait aux paupières, et dressait le menton avec défi. Telle était sa vindicte intérieure qu'elle ne s'interrogeait pas sur ce qu'il allait advenir. L'enfermerait-il, gardée à vue dans le fort ? La chasserait-il ? L'exilerait-il ? De toute façon, elle ne se laisserait pas faire si facilement et elle saurait cette fois plaider, sa cause. En revanche, le sort de Colin lui apparaissait plus inévitablement tragique, et lorsque, aux abords de l'établissement, une rumeur de cris et de clameurs monta des bois comme un coup de vent d'orage, ses propres sentiments s'effacèrent pour ne laisser subsister qu'une crainte aiguë pour la vie de Colin. Elle rassembla ses forces, prête à le défendre de la voix et du geste, contre tous, et sans souci de sa propre considération, car cela ne pouvait pas être, elle ne supporterait jamais cette chose affreuse, de voir Colin pendu, massacré, de voir la vie de Colin Paturel détruite à cause d'elle.

Elle se jetterait sur son corps, elle le défendrait comme un de ses enfants. Ne l'avait-il pas portée sur son dos dans le désert ?...

Les cris qui montaient des bois étaient ceux d'une meute prête à tuer. Avertie par cet invisible messager qui passe, dirait-on, dans le vent des rives sauvages, toute la population de Gouldsboro, que l'été doublait de marins étrangers, d'Acadiens en promenade, d'Indiens venus pour la traite, accourait, dévalait les pentes, traversait les espaces découverts par la marée, et les bonnets blancs des femmes se mêlaient comme un vol de mouettes au flot sombre ou bariolé des hommes. Aux Rochelais et aux matelots des navires, se joignaient les Anglais réfugiés, les Indiens badauds et prompts à adopter les querelles et les passions de leurs amis.