– Barbe d'Or ! Capturé !...
Et « elle » était avec lui. Cela se savait déjà, aussi. Elle avait passé la nuit avec lui, sur l'îlot du Vieux-Navire. On « les » ramenait, enchaînés.
Cris, hurlements, insultes créaient comme une immense rumeur venant au-devant d'eux, déferlant à leur rencontre, et lorsque la foule, lancée, déboucha de la forêt et des plages, les soldats espagnols durent vivement dresser un rempart, piques pointées, afin que le prisonnier, submergé, ne fût la proie des furieux.
– À mort ! À mort !... hurlait-on. Te voilà, Barbe d'Or ! Bandit ! Païen !... Tu voulais nos biens ! Te voici enchaîné ! Où sont tes émeraudes ? Et ton navire ?... À nous maintenant ! Ha ! Ha ! Ta barbe d'or ne te sauvera pas. Elle nous servira à te pendre en punition de toutes tes rapines !
Dans les remous houleux des équipages et colons déchaînés, unis dans une même exécration de qui avait été tour à tour un adversaire sur le point de les abattre et ruiner lorsqu'il était venu mettre le siège devant ce petit établissement sortant à peine des affres de l'hivernage, et qui n'était aujourd'hui qu'un colosse vaincu enfin, après le violent combat de la veille où certains des leurs avaient perdu la vie, dans leurs cris de haine, leur besoin d'insultes, se mêlaient le triomphe, le soulagement, mais aussi l'amertume. Leur victoire coûtait trop cher. Les cœurs farouches étaient atteints.
Aux côtés de Barbe d'Or, elle était là, la dame de Gouldsboro, la dame du Lac d'Argent, la fée aux mains guérisseuses. C'était donc vrai ce qu'on racontait sur elle avec le pirate ! Et c'était atroce d'en découvrir la confirmation !
Ce pillard de bas étage avait détruit une force qui leur était devenue précieuse dans leur dénuement d'exilés, l'estime qu'ils s'étaient mis à porter, malgré eux, à deux êtres supérieurs : le comte et la comtesse de Peyrac.
Dans le tumulte d'exécration et d'hostilité qui les environnait, il échappa à Angélique le seul regard que Joffrey lui accorda ce matin-là.
Si elle l'eût surpris, peut-être la douleur qui la taraudait en eût-elle été atténuée. Car ce regard, c'était un regard inquiet, s'assurant vivement qu'elle aussi était sous la protection des lances espagnoles.
– Impie ! Voleur de femmes ! Charognard !
Les huées, les sarcasmes partaient en brusques rafales, les crachats. Colin, les mains liées, tiré, bousculé, continuait d'avancer tant bien que mal entre les soldats. Le vent tourmentait sa longue chevelure, sa barbe emmêlée. Le regard assombri, sous ses sourcils broussailleux, se fixait au loin, au delà des têtes agitées et il ressemblait à Prométhée, fils du Titan, livré impuissant, sur son rocher, aux vautours. À l'entrée du village, le groupe dut faire halte une fois de plus, sous la poussée de la foule que les injonctions de d'Urville, les menaces de Vaneireick et l'air peu engageant de la garde espagnole ne parvenaient pas à calmer.
Une pierre sifflante atteignit Colin à la tempe. Une autre roula aux pieds d'Angélique ; d'on ne sait où, un cri s'éleva :
– Démone !
L'anathème résonna longuement dans l'air vibrant du matin. Et soudain, comme terrifié par sa propre explosion, le peuple fit silence.
Alors, ils purent entendre la voix du comte, dont la démarche tranquille, la main levée en signe de paix n'étaient pas sans agir sur leurs nerfs surexcités.
– Calmez-vous, disait cette voix rauque, mais calme, solennelle et ferme. Barbe d'Or, votre ennemi, est capturé ! Laissez-le, maintenant ! Laissez-le à ma justice !
Les têtes s'inclinèrent, subjuguées ; la foule recula.
Le fort était proche.
Angélique entendit donner des ordres pour que le captif fût conduit en la salle des gardes et enfermé sous surveillance doublée.
Devant la porte de la palissade s'ouvrait pour elle le refuge de l'appartement du donjon. Mais elle s'immobilisa et soudain, se retournant, fit face à la foule serrée, au front buté, qui la surveillait. Aux premiers rangs, il y avait les protestants de La Rochelle. Angélique comprit que si elle arborait l'attitude de la femme coupable, et allait cacher sa peur dans l'appartement du fort, elle n'en pourrait plus sortir sans risquer d'être lapidée. Elle connaissait le caractère intransigeant des Rochelais, l'impulsivité superstitieuse des marins, celle encore plus entière des Anglais ; quand on aurait commencé à clabauder sur son compte et celui de son mari, chacun, suivant ses croyances, s'armerait d'eau bénite, ou plus dangereusement de mousquets, ainsi que les Rochelais l'avaient déjà fait au cours d'une mutinerie à bord du navire, pendant la traversée.
Le seul moyen de mater ces consciences ombrageuses, c'était de s'imposer, décourager les commérages par les apparences d'une conscience pure, et dans l'impossibilité de le dissimuler, ce visage de femme adultère qu'on lui prêtait, avoir le front de le montrer à tous avec sa pâleur, ses cernes aux paupières et les marques peu glorieuses des coups de la vindicte conjugale qui le meurtrissaient.
Elle se dégagea d'une main qui la tirait, peut-être celle de don Juan Alvarez, qui voulait l'entraîner à l'intérieur. Elle n'admettait ni d'être jugée ni d'être prisonnière, ou alors il faudrait employer la force, et l'on verrait bien si Joffrey se résoudrait à ajouter cette nouvelle insulte à toutes celles qu'il lui avait déjà infligées.
Femme adultère ! Soit ! Eh bien, comment doit se conduire une femme adultère quand elle veut détourner le flot des calomnies, préserver sa dignité et même celle de son mari, sauver ce qui peut être sauvé ? En faisant face. En agissant comme si rien ne s'était passé, comme si rien ne se savait, « comme avant ».
– Je voudrais examiner sans attendre l'état des blessés d'hier, dit-elle à voix très haute et aussi paisible qu'à l'ordinaire en s'adressant à la femme qui était la plus proche, où a-t-on mis ceux du Sans-Peur ?
La femme se détourna d'elle farouchement. Mais Angélique marcha hardiment à travers Gouldsboro, comme on marche sur les eaux, bien décidée à démontrer qui elle était et ce qu'elle entendait rester aux yeux de tous.
Sur un signe du comte, deux gardes espagnols lui emboîtèrent le pas. De cela non plus, elle ne se soucia pas. Elle s'imposerait, et les ragots se tairaient à son approche, faute de prétextes pour les alimenter. Et Angélique ne voulait pas qu'on allât encore troubler l'esprit et le cœur adolescent de son Cantor.
Tout cela tournait dans sa tête, vidée par la faim et la fatigue, mais elle ne se reposerait que quand elle aurait repris Gouldsboro en main, et elle marchait et allait sans défaillir d'un blessé à l'autre.
La plupart de ceux du Sans-Peur avaient regagné leur navire, dans la rade, mais les plus gravement atteints ainsi que ceux du Gouldsboro étaient soignés chez l'habitant. Angélique entrait dans les maisons, réclamait de l'eau, des linges, des baumes et de l'aide, et Rochelais et Rochelaises se retrouvaient malgré eux à l'assister. Les blessés l'accueillaient avec impatience et espoir et elle se rasséréna à manier les linges mouillés de sang et de sanie. Les plaies béantes dans la guérison desquelles elle voyait la trace de son pouvoir lui rendaient sa dignité.
Cette humanité mal rasée et souffrante était, en fait, moins sensible aux bruits qui pouvaient courir sur le compte de la belle et noble dame rencontrée aux antipodes sauvages des Amériques, un jour de bataille, qu'au soulagement de sa venue et de sa présence.
– Madame, est-ce que vous me sauverez mon œil ?... Madame, j'ai pas pu dormir de la nuit avec tous ces maringouins et moustiques...
Les blessés, parmi les pirates du Cœur-de-Marie, avaient été mis avec les prisonniers valides dans la grange au maïs entourée d'un cordon de sentinelles solidement armées. De plus, le hangar restait sous le feu d'un petit bastion d'angle du fort, et ces précautions n'étaient pas excessives, car les sentinelles dirent à Angélique que leurs prisonniers, ayant appris la capture de Barbe d'Or, étaient fort agités et qu'il y aurait danger à pénétrer parmi eux. Deux matelots lui proposèrent de l'escorter à l'intérieur, mousquet pointé et mèche allumée, mais elle les récusa.