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– Je connais ces gens-là, et peu m'en chaut !

Et elle intima l'ordre aux deux gardes espagnols de demeurer au-dehors, avec un regard si impérieux qu'ils n'osèrent passer outre. Entre l'autorité, pour eux sacrée, du comte de Peyrac et celle, fascinatrice, d'Angélique, les pauvres Luis et Pedro ne furent jamais aussi tourmentés qu'en cette dure journée.

Angélique ne craignait pas de se retrouver seule, au milieu des pirates du Cœur-de-Marie. Au contraire. Elle s'y sentait mieux, car ils étaient comme elle aujourd'hui : malheureux et menacés.

Des blessés inquiets aspirant à quelques soins et un peu de réconfort d'une main qu'ils savaient habile et salvatrice. Quant aux prisonniers valides, ils cachaient leur inquiétude d'un futur peu enviable qui s'approchait à grands pas. Était-ce le dernier matin qu'ils saluaient ? Le vainqueur, le maître de Gouldsboro, était venu les inspecter la veille, posant sur leurs faces patibulaires son œil d'aigle.

– Monsieur, avait osé demander le chevalier de Barssempuy, quel sort nous réservez-vous ?

– La corde pour tous, répondit Peyrac farouche, il ne manque pas de vergues aux mâts des navires.

– C'est bien notre chance, gémissaient les pirates. Nous sommes tombés sur un sanguinaire pire que Morgan !

Sanguinaires eux-mêmes pour la plupart, ayant à leur actif plus de tortures, de mains coupées, de malheureux pendus ou rôtis sur les barbecues des îles, car le soleil des Caraïbes fait flamboyer le goût du mal au cœur de l'homme, ils n'espéraient pour eux nulle mansuétude. Les meilleurs ne se félicitaient plus d'avoir voulu « se ranger ».

– Et nous qui comptions devenir colons et pères de famille ! Cette dernière campagne aura causé notre perte.

Dans le noir désespoir ou la grise résignation qui les habitait tour à tour, l'apparition d'Angélique fit lever une lumière. Le monde de l'homme est dur. Celui des aventuriers de la mer l'est plus encore. Aucune faille, aucune fêlure dans la rude carapace d'une existence vécue, le sabre-coutelas au poing, la soif de l'or au cœur et celle du rhum au gosier. Soudain, une femme remplissait le vide de leur cœur, se glissait entre eux, une femme qui n'était ni proie ni putain, et l'on n'avait pas le temps de se demander ce qu'elle était au juste qu'elle vous prenait en main, qu'on se retrouvait subjugué, sans autre alternative que de la respecter et de lui obéir humblement.

Pour tous, ce fut un soulagement de la voir pénétrer de nouveau, ce matin-là où Barbe d'Or venait d'être capturé, dans la grange, son sac de charpie et de remèdes à la main. Elle s'agenouilla au chevet des malades et se remit illico à panser et soigner. Quelques-uns émirent l'idée de s'emparer d'elle pour en faire un otage et sauver leurs peaux par un échange. On négocierait avec ces salauds de Gouldsboro et, suivant les résultats obtenus, on enverrait un doigt, un œil, un sein de la belle au mari, ce « sanguinaire » qui voulait tous les tuer, et ce serait bien le diable si, avec une telle manœuvre, on n'arriverait pas à sortir de là. Hein ! Dans une telle extrémité, est-ce que ce n'était pas une bonne chose à faire, et qu'on avait déjà faite... plus d'une fois ? Là s'arrêtaient les velléités d'exécution. Des yeux luisants suivaient la chevelure claire d'Angélique allant et venant dans la pénombre malodorante. Mais personne ne pipa ni n'ébaucha le moindre geste. Le jeune Barssempuy seul osa sortir de son mutisme pour lui poser une question :

– Est-ce vrai, madame, que Barbe d'Or a été attrapé ?

Angélique acquiesça en silence.

– Qu'adviendra-t-il de lui ? reprit le lieutenant d'une voix anxieuse. Il n'est pas possible qu'on l'exécute, lui, madame... C'est un homme tellement extraordinaire ! Nous aimons notre chef, madame.

– Son sort dépend des décisions de M. de Peyrac, répondit sèchement Angélique. C'est lui le maître.

– Oui ! Mais c'est vous la maîtresse, s'écria le timbre de crécelle grinçante d'Aristide Beaumarchand. À ce qu'on dit...

Aussitôt, sous le regard fulgurant d'Angélique, il se recroquevilla, les bras croisés autour de son ventre qu'il protégeait sans cesse comme une femme enceinte qui craint d'être battue protège son précieux fardeau.

– Toi, tu ferais mieux de te taire, lui lança-t-elle froidement, je finirai par t'égorger.

Les autres riaient dans un accès de détente. Ayant achevé sa besogne elle les quitta. Elle ne se sentait pas d'humeur à plaisanter avec cette canaille, mais sitôt la porte refermée, elle ne leur en voulait déjà plus.

Quoiqu'elle se raisonnât et s'en défendît, elle finissait toujours par s'attendrir sur des hommes blessés ou vaincus. Brigands ou soldats, coureurs de bois ou matelots, dès qu'elle les avait soignés, elle ne pouvait s'empêcher de les aimer. Cet attachement irrésistible lui venait de la connaissance qu'elle acquérait d'eux à se pencher sur leurs douleurs. L'homme malade est vulnérable. Volontiers alors il s'abandonne et se livre, et s'il résiste il est aisé de le circonvenir. Au delà d'un caractère aigri, farouche et peu malléable, mais qui, affaibli, a perdu ses armes, Angélique finissait toujours par atteindre le cœur simple et très enfantin. Lorsqu'ils étaient remis sur pied, elle les gardait à sa merci. Ils sentaient, parfois effrayés, que désormais elle les connaissait mieux qu'eux-mêmes. Dehors, elle donna des ordres de faire porter aux prisonniers des damiers de tric-trac, des cartes à jouer et du tabac pour pétuner, afin de rendre les heures de leur captivité moins pesantes.

Chapitre 8

Autre chose était-ce d'affronter les dames de Gouldsboro ! Là, pas de quartier ! Elle le savait, pas de défaillances à espérer. Leur vertu sécrétait l'esprit de justice et de condamnation par nature et doué d'un renouvellement de virulence quasi miraculeux que rien ne pouvait tarir. Mais à celles-là aussi, elle devait fermer la bouche avant que le flot de fiel les ait tous roulés dans une boue d'amertume, dont rien de possible ne pourrait renaître. Avant de pousser la porte de l'Auberge-sous-le-fort, où elle les pressentait rassemblées, Angélique eut une courte hésitation qui prit la forme d'une instinctive prière au Ciel ; et naturellement elles étaient toutes là, en cottes sombres et bonnets blancs. Mme Manigault trônait, plus imposante que jamais, Mme Carrère s'affairait, Abigaël Berne se tenait de l'autre côté de la cheminée, pâle et digne, une expression de résolution inscrite sur son beau visage de madone flamande. L'entrée d'Angélique semblait avoir interrompu une discussion où, une fois de plus, Abigaël devait déplaire à ses compagnes par la bénignité de ses avis.

– Madame Carrère, dit Angélique en s'adressant à la patronne des lieux, veuillez avoir l'obligeance de me faire porter à dîner dans l'appartement du donjon. Je vous demanderai également de me mettre à chauffer une bassine d'eau pour mes ablutions.

« Toute l'eau des rivières ne peut laver l'âme coupable et toutes les nourritures terrestres rassasier celle qui se meurt d'avoir offensé le Seigneur », cita Mme Manigault à la cantonade. Angélique reçut la flèche du Parthe, mais elle l'attendait.

Au delà de son exaspération, de son irritation envers les commères, elle savait que ces femmes qu'elle ne pourrait s'empêcher de considérer comme des amies étaient prises entre des attitudes contraires et qui les désolaient.

Derrière l'intransigeance des dames de Gouldsboro pour la conduite présumée scandaleuse d'Angélique, il y avait l'indignation de voir trahir un homme pour lequel toutes, plus ou moins, nourrissaient une profonde admiration, voire un petit sentiment. Sentiment mitigé, dissimulé, mais sentiment, tout de même ; chez ces Huguenotes aux cœurs sensibles sous la glace de l'éducation première.