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Comme des points lumineux, légers et vacillants, tôt éteints, il y avait eu, par-ci par-là, une nuit d'amour, dans les bras d'un poète de Paris traqué par la police, ou dans ceux de son chasseur même, Desgrez. L'un et l'autre, trop occupés de leur petit jeu cruel, pour s'occuper plus longuement d'elle.

À la cour, et malgré le climat érotique qui l'entourait, sa vie amoureuse avait-elle été plus sensuelle ? Guère, et peut-être même moins. La passion du roi l'isolait. Et son ambition personnelle, jointe à ce regret inlassable d'un fantôme aimé auquel elle ne cessait de tendre les bras, l'écartait des aventures, des liaisons faciles et qui rapidement lui auraient été insupportables. Alors ? Que lui était-il resté ?

Quelques nuits avec Ragoski, le prince pourchassé. Une étreinte à la sauvette, un soir de chasse, avec le duc de Lauzun – un faux pas qui avait failli lui coûter d'ailleurs fort cher. Et avec Philippe, son second mari ? Deux fois, peut-être trois. Vraiment guère plus en tout cas. Et puis Colin, ce réconfort du désert...

À tout prendre – se déclarait-elle – elle avait moins fait l'amour en quinze ans que toute prude bourgeoise dans le lit d'un époux légitime en trois mois... ou qu'elle-même dans les bras de Joffrey en moins de temps encore. Il y avait véritablement de quoi la vouer soudain aux gémonies ! la clouer au pilori ! lui prêter un tempérament de Messaline éhontée !... C'est en vain qu'elle essaierait de faire comprendre ces réalités à Joffrey, même en reconstituant pour lui une telle comptabilité précise pour un homme de science qui devrait, s'il en fut, comprendre la portée logique de tels arguments de faits. Hélas ! elle sentait que, même pour un savant comme Peyrac, il ne fallait guère compter sur son impartialité abstraite dans ce domaine du cœur et il devenait comme tous les hommes quand leur instinct de propriétaire était en jeu. Les hommes se déchaînent alors, et même les plus intelligents refusent tout entendement. Mais aussi pourquoi tant d'histoires pour un baiser ?

Qu'est-ce qu'un baiser après tout ? Des lèvres qui s'atteignent et se confondent. Et ce sont les cœurs qui s'atteignent.

Deux créatures perdues se lovent au sein d'une sécurité divine, se réchauffent à leurs propres souffles, se reconnaissent dans les ténèbres d'une nuit où ils ont trop longtemps marché seuls. L'homme ! La femme !

Rien d'autre. Tout.

Et qu'est-ce qu'une étreinte, sinon le prolongement et l'épanouissement de cet état supraterrestre si rarement goûté de la créature humaine ?... Parfois jamais !

Alors, si c'était cela... vraiment cela, un baiser ? Alors Joffrey aurait raison de lui en vouloir de celui qu'elle avait échangé avec Colin, devenu Barbe d'Or ? La vie était une œuvre, un art difficile. Ce qui était en fait le plus difficile pour Angélique, c'était d'admettre en son orgueil que l'ostracisme, le mépris, la colère des autres, dont elle ressentait les attaques jusqu'au fond de sa conscience, trouvaient leur justification dans sa propre conduite que, par instants, elle savait pertinemment, elle-même, inexcusable. Pour retrouver son équilibre, il lui aurait fallu donner à ce faux pas, cet accident, sa juste place, et elle n'y parvenait pas toute seule. Tour à tour, elle se condamnait totalement, ou bien ne voyait plus, dans son abandon d'un moment, qu'un agréable intermède qu'une jolie femme a bien le droit de voler parfois à l'existence.

L'aube humide, ouatée, l'arracha à la ronde infernale. Elle émergea, rompue, lassée de s'être tant agitée sur sa couche froide et déserte. Son incertitude sur le sort de Colin la crucifiait. L'aube inquiétante, gris rosé, portait le chant inlassable de la tourterelle en notes rondes, gonflées, insinuantes. Ce roucoulement doucereux, Angélique le prenait en grippe pour la vie. Désormais, ce chant lui rappellerait toujours la saison courte et foudroyante qu'elle vécut, cette année-là, à Gouldsboro, et qu'elle nommerait en son souvenir : l'été maudit. Saison de sourde horreur, dont les prémices rôdaient, rôdaient. Chaque matin tiède, chaque aube tragique désormais ponctuée par la cantate lancinante de l'oiseau. Derrière les brumes, les bruits du port et du village qui s'éveillaient se répercutaient, amplifiés. Des coups de marteau ! Est-ce un gibet qu'on dresse ?

Une voix de marinier chante la complainte du roi Renaud :

...Et quand ce fut sur la minuit

Le roi Renaud rendit l'esprit.

Ah ! dites, ma mère, ma mie

Ce que j'entends cogner ainsi ?

Ma fille, c'est le charpentier

Qui raccommode le grenier...

Angélique frissonne. Un gibet ? Un cercueil qu'on cloue ?... Il lui faut s'élancer au-dehors et agir. Mais la journée se déroule dans les mouvements du vent incessant, et il ne se passe rien.

*****

Et maintenant, c'était un soir encore, et déjà une nuit de suie profonde et sans lueurs car le ciel bas, gonflé de pluie, traînait sur la mer, se mêlait aux arbres. Angélique, accrochée aux montants de bois d'une fenêtre, regardait à travers les vitres deux hommes face à face. Tout à l'heure, elle avait traversé la cour et elle était venue vers la chambre du Conseil avec l'intention d'aborder Joffrey de front :

– Expliquons-nous... Quelles sont vos intentions ?

Du dehors, elle les avait aperçus. Joffrey... Colin. Face à face, dans la chambre du Conseil. Ils étaient seuls et ne se savaient pas observés.

Colin avait les mains au dos, sans doute parce que ses poignets étaient liés. Joffrey de Peyrac se tenait près de la table, sur laquelle étaient disposés des rouleaux de parchemin, des cartes. Un à un, avec lenteur, méthode, il déployait les documents et les lisait attentivement. Parfois, il prenait dans un coffret ouvert devant lui une pierre précieuse qu'il examinait dans la lumière de la chandelle, en connaisseur. Au bout de ses doigts jaillissait subrepticement l'éclair vert d'une émeraude.

Quand elle voyait ses lèvres remuer, Angélique devinait qu'il jetait une question en direction du prisonnier. Celui-ci répondait brièvement. Colin, à un moment, bougea et son doigt désigna un point sur la carte. Elle vit qu'il n'était donc pas enchaîné...

Angélique se mit à trembler pour Joffrey de Peyrac. Si, sous l'effet d'une brusque impulsion, Colin le prenait à la gorge ?

Joffrey ne sentait-il pas, dressé à si peu de distance de lui, la présence énorme de ce Barbe d'Or, dans sa manifeste puissance physique ?

Mais non. Il feignait de n'en rien savoir, de n'y accorder aucune importance, quelle imprudence ! Toujours ce défi jeté par lui aux faits, aux éléments, aux hommes. Toujours cette volonté d'aller plus loin, jusqu'à l'extrême limite de l'expérience... pour voir... La mort, un jour, fondrait sur lui comme un aigle. « Joffrey ! Joffrey ! prends garde ! »

Elle tremblait, accrochée aux montants de la fenêtre, impuissante, et sentant d'instinct qu'elle n'avait pas le droit d'intervenir entre ces deux hommes. Il fallait laisser le sort se prononcer, et le jeu des volontés puissantes s'affronter, pour un combat où elle n'eût voulu, en cœur de femme, qu'il n'y eût ni vainqueur ni vaincu. Ses regards allaient de l'un à l'autre avec angoisse, et s'attachaient, dévorants, attirés comme par l'aimant, à la stature déliée, anguleuse et si vigoureuse de son mari. Séparée de lui par le mur de silence des vitres, c'était comme de le surprendre et de l'observer dans son sommeil...