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Elle n'avait jamais pu le faire sans en éprouver une émotion craintive et parfois une jalousie aiguë, parce qu'il avait, alors, endormi, le visage de son mystère d'homme et qu'il lui échappait.

Au bord des tempes brunes, un reflet argenté mettait une douceur, mais ce n'était qu'un leurre. Il restait lointain, dur, inaccessible. Et pourtant il n'y avait pas une nuance de sa personne qui ne lui fût familière à elle, sa femme, et ne lui sautât jusqu'au cœur tandis qu'elle le contemplait. Détail par détail, elle recomposait tout ce qu'elle savait de lui : sa prudence et sa fougue, sa maîtrise et son adresse, son intelligence, sa science, masquées de tant de simplicité humaine, et si l'expression méditative de son visage trahissait le génie de sa pensée, Angélique ne se souvenait pas moins, à suivre les mouvements de ses muscles sous les habits de velours sombre, de l'énergie, de la vigueur, de cette extraordinaire santé amoureuse dont il avait toujours fait preuve et qui habitaient ce corps indomptable et robuste. Alors les yeux d'Angélique revenaient vers Colin. Surgi des années lointaines, c'était le roi des captifs de Miquenez qui se tenait là, dans la pièce étroite. Sa défroque bariolée de Barbe d'Or ne semblait plus qu'un déguisement dérisoire sur ses épaules. Il avait, ce soir, son œil bleu de souverain, l'œil bleu du grand Colin, accoutumé à lire dans les lointains du désert et jusqu'au fond des âmes.

Or, malgré elle, parce qu'elle était femme, appartenant de ce fait à une race, elle aussi inférieure, écrasée et humiliée depuis de longs millénaires, Angélique ne pouvait s'empêcher, face à ce duel muet, d'être du côté du plus faible, Colin. Les connaissant tous deux, elle savait que Joffrey était tellement plus fort que le Normand. Nourri des grandes philosophies et sciences du monde, occupé des passions subtiles et infinies de l'esprit, il pouvait tout assumer – ou presque – sans fléchir – même les blessures du cœur.

Tandis que Colin, inculte malgré son intelligence native, Colin, qui ne savait même pas lire, s'était trouvé désarmé devant des coups imprévus.

C'était elle qui les lui avait infligés. Elle en éprouvait un remords et un déchirement, à le voir là, livré et vaincu d'avance, malgré sa puissance physique indéniable. Soudain, son cœur défaillit. Elle avait vu Joffrey repousser d'un geste les parchemins amoncelés et marcher vers Colin. Et elle en éprouva une crainte aussi terrible que si elle l'avait vu braquant son pistolet sur Colin et tirer en plein cœur. Il lui fallut un instant pour se convaincre que le comte avait les mains nues.

Et, malgré cela, la peur demeurait.

Derrière les vitres, se vivait un instant décisif.

Elle le devinait à sa propre chair hérissée d'un long frisson, à son esprit tendu, à ses sens alertés, essayant de surprendre, de comprendre.

Quelque chose se déroulait de définitif. Mais cela se passait dans le silence. Par des mots qu'elle ne pouvait entendre, et qui jaillissaient des lèvres des deux hommes comme des coups, des pointes effilées de poignard...

Joffrey parlait, tout proche du prisonnier, ses yeux étincelants fixés sur la face attentive et durcie de Colin. Peu à peu, une sombre fureur, de l'indignation marquaient la face du Normand, et Angélique vit ses poings s'ouvrir et se refermer, se lever même, tremblant d'une rage impuissante. À plusieurs reprises, il secoua la tête, négativement, opposant aux paroles de Peyrac une fierté de lion intraitable.

Alors, Peyrac le quitta. Il se mit à marcher de long en large, tel un félin en cage, et il tournait autour de Colin, lui jetant par à-coups un regard d'observation aiguë, tel un chasseur qui s'interroge sur la meilleure place où frapper. Revenant vers lui, il saisit le géant à deux mains par les revers de son buffletin, l'approchant de lui, comme pour lui parler en confidence. Et, cette fois, il parlait tout bas. Il y avait maintenant une sorte de douceur dangereuse sur les traits de Joffrey de Peyrac, comme un pli ambigu et subtil au coin de sa lèvre, et Angélique eût presque pu deviner l'intonation charmeuse de sa voix. Il avait en cet instant son visage de séduction, mais la flamme qui luisait dans ses prunelles effrayait. Et ce qu'elle craignait arrivait. Colin succombait devant Joffrey de Peyrac.

Peu à peu, la résolution farouche inscrite sur ses traits s'effaçait, se détruisait, remplacée par une expression de désarroi, de désespoir, presque de fugitif affolement. Brusquement, il laissa tomber sa tête en avant, en un geste d'accablement ou d'aveu. Et qu'avait pu dire le comte Joffrey de Peyrac pour que fût ainsi vaincu Colin Paturel, qui n'avait pas plié l'échine devant Moulay Ismaël et ses tortures. Joffrey de Peyrac se tut. Mais il continuait à tenir Colin et à le guetter. Enfin, la lourde tête blonde se redressa. Colin regardait devant lui avec fixité. Angélique craignit qu'il ne l'eût aperçue contre l'obscurité du carreau.

Mais Colin ne voyait rien au-dehors, car il regardait en lui-même. Et, tout à coup, elle lui revoyait, à lui aussi, cette sorte de candeur qu'il avait dans le sommeil, son visage d'Adam des premiers jours. Son regard bleu, comme mal éveillé, se tourna encore vers Peyrac, et les deux hommes se fixèrent longuement sans un mot.

Puis Colin inclina de nouveau la tête à plusieurs reprises, mais, cette fois, c'était pour un signe affirmatif, un signe d'acquiescement.

Le comte de Peyrac regagna sa place derrière la table. Des ombres bougèrent dans le fond de la pièce. Des gardes espagnols entraient et venaient se placer derrière le prisonnier. Angélique n'avait pas surpris l'appel qui les avait fait surgir. Ils sortirent, emmenant Colin. Joffrey de Peyrac restait seul dans la pièce. Il s'assit. Angélique se recula, saisie de crainte à l'idée qu'il pourrait soupçonner sa présence. Mais elle restait là, fascinée, et comme il l'avait guettée l'autre nuit, dans l'ombre de l'îlot, sans qu'elle le sût, elle aussi voulait le découvrir à nu, alors qu'il ne se savait plus observé. Quel sentiment trahirait-il ? Quel masque laisserait-il tomber qui pût le lui révéler ? Et qui lui permettrait d'augurer de ses pensées, de ses décisions ?

Elle le vit tendre le bras vers le coffret d'émeraudes, les fameuses émeraudes de Caracas, pillées aux Espagnols par Barbe d'Or. Entre deux doigts il en ramena une d'une exceptionnelle grosseur ; l'élevant devant lui, contre la lueur du flambeau, il se perdit dans son observation. Et il souriait comme s'il avait contemplé, à travers les transparences de la pierre précieuse, un réjouissant spectacle.

Chapitre 11

Le lendemain était un dimanche.

Le souffle d'une conque mugissait dans les lointains, et, d'un petit campanile de bois, la cloche, effervescente et limpide comme une fillette, appelait à l'office des Réformés. Pour ne pas être en reste, les aumôniers et le père Bauce, auquel se joignait un autre père Récollet récemment sorti des bois, décidèrent de faire un grand office catholique au sommet de la falaise, avec ostensoir, procession et tout.

Il y eut à travers les brouillards rivalités de cantiques toute la matinée, mais les cérémonies s'achevèrent sans incidents.

Culte et messe achevés, les badauds vinrent sur le port où l'on annonçait des arrivées. Aux appels de la corne de brume, se mêlèrent bientôt des meuglements plus authentiques. Un petit cotre, venu de Port-Royal en la presqu'île, amenait deux vaches et un taureau qui avaient été promis en gage d'un don de vivres frais et de quincaille qui, l'an dernier, avait sauvé la colonie française abandonnée par la trop lointaine Administration de Québec. Le débarquement des pauvres bêtes, suspendues par des sangles à des poulies, s'effectua sans trop de difficultés au milieu des acclamations de la population. La venue du bétail se disputait l'importance des commentaires avec la pendaison pressentie de Barbe d'Or. Serait-ce pour aujourd'hui ?...