C'était à « la comtesse de Peyrac » qu'il venait de jeter un ordre, mais il n'avait pas eu un regard pour elle tout au long de son explication, et à aucun moment sa voix n'avait marqué
cette intonation de tendresse qu'il ne pouvait retenir, naguère, lorsqu'il parlait d'elle, même à un étranger.
Les regards de tous allaient d'elle aux deux hommes, debout, côte à côte, sur l'estrade, et les lèvres tremblantes d'Angélique, la stupeur qui malgré elle avait traversé ses prunelles achevaient de déconcerter et d'inquiéter les esprits...
Colin, impassible, continuait à regarder au loin, au delà des têtes houleuses et agitées, les bras croisés sur sa poitrine. Telle était sa contenance impérieuse, et d'une noblesse extraordinaire, que déjà on ne le reconnaissait plus.
On cherchait ailleurs Barbe d'Or, le pirate débraillé, bardé d'armes et de méfaits sanglants. Près de lui, et comme semblant le protéger et le couvrir de sa puissance, le comte de Peyrac, dédaigneux mais vaguement souriant, guettait avec curiosité les effets de son coup de théâtre.
– Voyez-les donc tous trois, s'écria Berne d'une voix haletante, en désignant tour à tour les deux hommes et Angélique, voyez-les ! Ils nous dupent, ils nous trompent, ils se moquent de nous...
Il tournait sur lui-même en homme égaré, à demi fou, hors de lui. Il arracha son chapeau et le jeta au loin.
– Mais regardez-les donc, ces trois hypocrites ! Que trament-ils encore ?... Devrons-nous être toujours mystifiés par des êtres de cette espèce ? Oubliez-vous quelles papistes n'ont aucune vergogne ! Rien ne leur coûte lorsqu'il s'agit de réaliser les intrigues de leurs esprits tortueux d'idolâtres. C'est inconcevable ! Frères, accepterez-vous ces décisions iniques, ce jugement dérisoire, insultant ?... Accepterez-vous d'être placés sous la dépendance du plus vil individu que nous ayons eu à affronter, jusqu'alors ? Acceptez-vous de recevoir dans nos murs une racaille criminelle et débauchée qu'il prétend nous imposer comme colons ?...
« Et tes crimes, Barbe d'Or ! hurla-t-il, tourné d'un élan haineux vers Colin.
– Et les tiens, Huguenot ! riposta celui-ci en se penchant à son tour par-dessus la balustrade et rivant la lame bleue de son regard dans celui du protestant.
– Mes mains sont pures du sang de mon prochain, rétorqua Berne avec emphase.
– Que nenni... Nul d'entre nous ici n'a les mains pures du sang de son prochain. Cherche bien, huguenot, et tu le retrouveras le souvenir de ceux que tu as sacrifiés, tués, égorgés, étranglés de tes propres mains. Si loin et si profond que tu les aies enfouis, cherche bien, huguenot ; tu les verras revenir à la surface de ta conscience, tes crimes, avec leurs yeux morts et leurs membres raidis.
Berne le fixa en silence. Puis chancela, comme frappé par la foudre, et recula. La voix sonore de Colin Paturel venait de lui jeter à la face le souvenir de la lutte souterraine menée par les Réformés de La Rochelle depuis plus d'un siècle. Ils ressentirent le souffle acre des ténèbres, l'haleine de charogne des puits sur la mer où basculaient les cadavres des provocateurs de la police ou des jésuites.
– Ouais, reprit Colin, en fermant à demi les yeux pour les observer, je sais. Je sais bien. C'était pour vous défendre ! Mais c'est TOUJOURS pour se défendre qu'on tue. Pour se défendre : soi, les siens, sa vie, son but, ses rêves. Bien rare est celui qui tue pour le mal seul. Mais l'indulgence du pécheur pour ses fautes, il n'y a que Dieu pour la partager, car lui seul sonde les reins et les cœurs. L'homme trouvera toujours sur sa route un frère pour lui dire :
« Toi, tu es un assassin. Moi, non ! » Or, cela n'existe pas en notre temps un homme qui n'ait pas tué. Un homme digne de ce nom, en notre temps, a toujours du sang sur les mains. Et je dirai même que donner la mort est une tâche et un droit imprescriptibles que nous recevons dès notre naissance, nous autres mâles, car notre temps c'est encore le temps des loups sur la terre bien que le Christ soit venu. Cessez donc de dire du voisin : « Toi, tu es un criminel, moi, non ! » Mais au moins, puisque vous êtes contraints de donner la mort, travaillez pour la vie...
« Vous avez sauvé votre peau, huguenots de La Rochelle, vous avez échappé à vos tourmenteurs ! Refuserez-vous à d'autres, refuserez-vous à ceux-là qui sont aussi des condamnés, les chances que vous avez reçues, même si vous estimez que vous êtes les élus du Seigneur et que vous seuls méritez de survivre ?...
Les Rochelais, que l'attaque de Colin avait impressionnés, se ressaisirent lorsque leurs regards tombèrent sur l'équipage du Cœur-de-Marie. À ce sujet, leur conscience ne se laisserait pas égarer.
M. Manigault s'avança jusqu'au pied du balcon.
– Laissons de côté vos assertions à propos de prétendus crimes dont nous avons tous les mains chargées. Dieu absout ses justes. Mais voulez-vous dire, monsieur – il insista sur le « monsieur » avec ostentation – que vous prétendez... nous imposer AUSSI, avec l'accord de M. de Peyrac, ici même à Gouldsboro, le voisinage de ces crapules dangereuses qui composaient votre équipage ?
– Vous vous êtes très mépris sur la nature de mon équipage, répliqua Colin. La plupart sont de fort braves gars et qui m'avaient précisément suivi en cette campagne dans l'espoir de devenir colons et pouvoir jeter l'ancre, enfin, en un lieu choisi où on leur promettait de la bonne terre et des femmes à marier. Même le droit à la propriété sur ce lieu où vous êtes installés a été payé par moi et par eux en beaux deniers et contrats. Malheureusement, il y a eu ostensiblement maldonne et je me rends compte que j'ai été trompé par mes bailleurs de fonds de Paris qui m'ont désigné expressément cette place de Gouldsboro comme libre et appartenant aux Français. Sur parchemin nous y avons plus droit que vous, fuyards réformés, et M. de Peyrac l'a reconnu, mais nos grands bonnets ignares de France semblent avoir oublié que le traité de Bréda la laissait sous juridiction anglaise. Je reconnais aussi et m'incline. Or, les papiers, on peut en faire le cas qu'on veut. La terre, c'est autre chose. Il y a déjà eu trop de bons hommes sacrifiés pour un coup fourré d'ignorants... ou de malveillants dont nous avons été les jobards.
« De ce que j'avance, M. de Peyrac se déclare prêt à vous en fournir les preuves, à en discuter avec vous, dans le privé. Mais pour ce qui est des décisions que nous avons prises l'un et l'autre et des contrats que nous avons passés l'un vis-à-vis de l'autre, c'est chose faite, et il n'y a pas à revenir là-dessus. Seulement à savoir, tous ensemble, ce que nous en ferons de bon ou de mauvais...
Sa voix, à la fois implacable et insinuante, agissait, arrêtait toute velléité de révolte sur les lèvres, et en même temps son regard captivait l'attention.
« Ça y est, pensa Angélique, tandis qu'un frisson irrépressible la parcourait des pieds à la tête, ça y est, il les tient... il les a... il les tient tous en main... »
La puissante éloquence de Colin Paturel, son ascendant sur les foules avaient toujours été ses armes premières.
Il venait d'en jouer avec une fougue magistrale.
Penché vers eux, et sur un ton de confidence, mais qui portait loin, il reprit :
– Il y a une chose que je vais vous dire et que j'ai apprise lorsque j'étais en servitude chez les Sarrasins. C'est combien les fils du Christ, les chrétiens, se haïssent entre eux. Combien plus que les musulmans et les païens !.... Et moi, je vous dis ce que j'ai compris, c'est que tous tant que vous êtes, chrétiens, schismatiques, hérétiques ou papistes, vous êtes tous du pareil au même, des chacals aux dents aiguës prêts à vous entre-dévorer entre frères pour une virgule de vos dogmes. Et que je vous dise, moi, je vous affirme que le Christ, que vous prétendez servir, n'a pas voulu cela, et qu'IL n'en est pas heureux...