Выбрать главу

« Alors, je vous préviens, dès ce jour, parpaillots et papistes de Gouldsboro, je vous tiendrai à l'œil, je vous tiendrai en paix et bonne entente, comme j'ai tenu en paix les esclaves de Miquenez durant douze années.

« S'il y a de vraies crapules parmi vous, je saurai les découvrir. Mais je n'en vois point trop jusque-là, sauf dans ma cargaison la plus récente, deux ou trois, dont j'ai essayé déjà de me débarrasser, mais qui me collent aux jambes comme des sangsues de Malacca. Qu'ils se tiennent donc tranquilles, ceux-là, sinon leur tour viendra pour de bon de se balancer au bout d'une corde.

Un coup d'œil peu rassurant alla cueillir Beau-marchand qui s'était traîné au premier rang, soutenu par son frère de la côte, Hyacinte.

– Maintenant, continua Colin, je vais vous donner trois institutions qui prendront départ en ce jour, marqué par ce qu'il est le premier de mon gouvernement à Gouldsboro.

« Tout d'abord, sur ma cassette de gouverneur, je dote le port et l'établissement de Gouldsboro de veilleurs de nuit. Un par trente feux. Nous aimions bien ça, hein !. dans nos villes et nos villages de France, sentir le veilleur de nuit qui passe par les rues tandis que tout le monde dort. Plus encore que là-bas, nous avons besoin qu'on veille sur nous la nuit car l'incendie dans le désert, c'est la fin, la ruine, et l'hiver, c'est la mort. Et dans un port où il passera sans cesse des gens désordonnés et soûls, il faut une sentinelle bien éveillée pour surveiller ce que peuvent fricoter des ivrognes ou des abrutis étrangers. Enfin il y a le constant danger des Indiens et de ceux qui se mettraient en tête de nous déloger.

« Les veilleurs de nuit seront nommés par le gouverneur, et leurs frais d'entretien, d'équipement soutenus par lui. C'est mon cadeau d'avènement à Gouldsboro.

Il s'apprêtait à poursuivre lorsqu'une voix de femme s'éleva dans le silence pesant.

– Merci, monsieur le gouverneur, disait cette voix frêle et claire mais énergique.

C'était celle d'Abigaël.

Il y eut un remous, un murmure où de timides expressions de gratitude se mêlèrent aux protestations de la plupart des hommes. Alors on capitulait !... Ils voulaient laisser entendre qu'ils n'avaient pas encore donné leur approbation à l'intronisation, et qu'on ne les appâtait pas avec des veilleurs de nuit.

Abigaël regarda fermement maître Berne. Colin Paturel eut un léger sourire vers la jeune femme et reprit, après avoir étendu la main pour réclamer le silence :

– La seconde institution vient à point après l'interruption de l'aimable dame. Nous souhaitons, en effet, réunir chaque trois mois un conseil des Femmes ou plutôt des Mères, encore qu'une femme en âge de diriger une famille, mais qui n'aurait point d'enfants, puisse y prendre place. M. de Peyrac m'en a donné l'idée et je la trouve bonne. Les femmes ont toujours des choses pertinentes à dire pour la bonne marche d'une, cité, mais elles ne les disent point parce qu'elles ont peur du bâton du mari.

Des rires soulignèrent sa remarque.

– Point de bâton en cette affaire, ni de mari pour s'en mêler, continua Colin. Les femmes discuteront entre elles, puis me remettront l'exposé de leur Conseil. M. de Peyrac m'a expliqué que les Iroquois se gouvernent ainsi, et qu'il n'y a pas de guerres qu'on n'entreprenne que le Conseil des Mères ne les ait jugées nécessaires à leur nation.

« Voyons au moins si nous parvenons à nous montrer aussi sages que des Barbares peaux-rouges.

« Pour la troisième initiative que je prends, ce sont les colons de la Nouvelle-Hollande qui me l'ont inspirée. Je pense que nous ne devons jamais hésiter à emprunter à nos voisins étrangers des secrets qui peuvent rendre l'existence plus joyeuse. Or, ils ont coutume, chez eux, d'offrir à chaque garçon qui se marie une « pipe », soit cent vingt-cinq gallons de vin de Madère. Une partie pour célébrer ses noces, une autre pour la naissance de son premier enfant, et l'autre, eh bien ! le dernier tonneau, c'est pour consoler ses amis le jour de ses funérailles. La proposition vous agrée-t-elle et êtes-vous d'accord pour que nous l'adoptions à Gouldsboro ?

Le temps du choc, d'une suprême hésitation, et une clameur monta, unanime, mêlée d'applaudissements, d'approbations et de rires.

Entendant cette clameur, Angélique comprit que la partie était gagnée pour Colin. Les poings sur les hanches, il se tenait calme et puissant, sous les ovations, comme il l'avait été sous les huées. Colin Paturel, le roi des esclaves, des réprouvés, des persécutés, s'imposait, le plus fort d'entre eux, se présentait à eux, avec sa forte stature, dressé sous le ciel nuageux, tel un rempart inexpugnable, dans sa droiture foncière, la limpidité de son cœur simple et l'incroyable résistance de son esprit rusé.

D'emblée, ils surent qu'il serait à jamais leur protecteur, leur juste et intraitable gouverneur, et qu'ils pourraient s'appuyer à lui en toute sécurité.

L'homme, le souverain, qu'il pouvait être, Joffrey de Peyrac venait de le faire naître sous leurs yeux. Dans cette main calleuse, il avait remis un sceptre pour lequel elle était faite. Et tout était bien, il n'y avait plus de Barbe d'Or.

– Vive le gouverneur ! criaient les adolescents et les petits enfants de Gouldsboro en dansant et sautant sur place.

La jeunesse était la plus enthousiaste, puis les femmes, puis les matelots de toutes nations, enfin les hôtes de passage, Anglais ou Acadiens, qui trouvaient les décisions énoncées excellentes, bien décidés qu'ils étaient d'en profiter en voisins. Les Indiens, toujours de joyeuse humeur, mêlèrent l'effervescence de leurs sentiments excessifs à ce tumulte joyeux et les mines renfrognées des notables rochelais furent peu à peu balayées, comme emportées par le raz de marée de l'approbation générale.

– Hurrah ! Hurrah ! Bravo ! pour notre gouverneur, braillaient les prisonniers du Cœur-de-Marie avec de grands mouvements exubérants qui soulevaient un bruit de chaînes.

Joffrey fit signe aux Espagnols qu'on les déliât.

– Savez-vous, moi, je suis tenté de m'installer céans, déclara Gilles Vaneireick à l'amiral anglais, les intentions de ce nouveau gouverneur me semblent des plus plaisantes. Avez-vous remarqué, milord, comme il a réussi à manier ces mal embouchés de Huguenots ? Et, sans en avoir l'air, vient de se faire acclamer à l'unanimité comme gouverneur ? Trop tard pour reculer maintenant... Quant au comte de Peyrac, délectez-vous à examiner son expression ambiguë de Méphisto qui fait danser les âmes un soir de sabbat... Un jongleur aux poignards bien effilés, et qui n'hésite point pour parvenir à ses fins à jongler avec son propre sort, son propre cœur. Mais il n'en a jamais fait d'autres, ce Peyrac. Je l'ai bien connu dans les Caraïbes...

N'empêche que, si j'étais le propriétaire de cette superbe créature de femme, je n'aurais pas eu son audace... Placer l'amant de ma femme à ma droite, sur le même trône !...

La gorge nouée, Angélique savait maintenant pourquoi elle souffrait tellement malgré l'heureuse issue du dilemme. Le comte de Peyrac, parce qu'il était homme et chef d'État, avait eu le pouvoir de sauver Colin plus qu'elle-même. Il en avait usé. Pourtant, ce n'était pas seulement cette subtile jalousie qui la déchirait. Elle s'en serait méprisée. Mais qu'il l'eût tenue à l'écart de ses débats lui prouvait qu'elle ne comptait plus pour lui, et que ce n'était pas pour elle qu'il avait agi ainsi. Non ! c'était pour Colin... et pour Gouldsboro !

Ce qu'il avait trouvé était admirable. Cela arrangeait tout. Mais elle, il ne l'aimait plus.

– Ma chère Abigaël, dit Joffrey de Peyrac en descendant les degrés de l'estrade et en venant s'incliner devant l'épouse de Gabriel Berne, voulez-vous me permettre de vous conduire jusqu'à la salle du banquet. Et vous, monsieur le gouverneur, offrez votre bras à Mme de Peyrac. Formons cortège, voulez-vous...