Il était bien sot de s'attendrir sur elle. Si elle souffrait, eh bien, qu'elle souffre ! Elle méritait une leçon.
Il reporta son attention sur sa voisine de gauche. Inès y Perdito Tenarès, voluptueux produit de sang caraïbe, espagnol, portugais, et dont le regard de jais surveillait jalousement son Gilles, beaucoup trop séduit à son goût par le charme de leur rieuse hôtesse. Peyrac posa un doigt sur le menton de la jolie métisse afin de l'obliger à détourner la tête de l'affligeant spectacle et à le regarder.
– Consolons-nous ensemble, senorita, lui dit-il tout bas gentiment en espagnol.
Chapitre 17
– Colin, il ne m'aime plus ! Il fait la cour à cette Inès. Je l'ai lassé.
Dans la pénombre du couloir, Angélique titubait contre l'épaule de Colin. La fête s'achevait. Un soir nuageux sur fond de ciel d'or versait sa lumière tourmentée sur le désordre de la plage où dansaient et riaient des groupes joyeux. Les gens s'attardaient dans la salle du banquet, rivés à leurs escabeaux. Il faudrait se soutenir mutuellement pour regagner les navires et les logis.
– Il ne m'aime plus... J'en mourrai... Jamais je ne supporterai qu'il aime une autre femme !
– Calme-toi. Tu es soûle, dit Colin avec indulgence.
Et lui-même, échauffé malgré sa résistance aux boissons, avait du mal à ne pas voir le monde à travers le brouillard léger de l'ivresse et à ne pas la prendre dans ses bras. Il avait quitté la salle du festin pour aller inspecter son équipage se disant : « Il faut que je surveille mes bonshommes. »
Mais Angélique l'avait suivi. Elle s'accrochait à lui, manifestement égarée par des prélèvements répétés au tonnelet d'armagnac, mais aussi par une douleur qui avait raison de sa résistance.
– Il te fait des amitiés à toi qui m'as induite en tentation, et moi il me repousse, me rejette, me méprise... C'est injuste !... C'est INDIGNE !
Elle hoquetait un peu, et s'entêtait sur les mots.
– Écoute, petite ! Va donc te promener au grand air, dit Colin. Ça ira mieux après.
– C'est ça ! Vous êtes toujours d'accord, vous les hommes, quand il s'agit d'humilier une femme, de se moq... moquer d'elle ! Toi aussi, tu m'as trahie !
– Tais-toi !... Maintenant, tout est arrangé. Ne te monte pas la tête. Va !
Elle sentit qu'aujourd'hui Colin était redevenu le vrai Colin. Capable d'être aussi intraitable que Joffrey, et, comme lui, de dompter, s'il en décidait ainsi, le plus violent désir charnel. Il l'écarta fermement, la considéra, et sa physionomie se nuança de mélancolie.
– Tu l'aimes trop, murmura-t-il en hochant la tête. En vérité, il te tient par toutes les façons. Il te domine. C'est cela qui te fait mal. C'est cela qui te donne le diable au corps. Allons, va faire un tour de promenade, ma belle... ma belle !
Il l'accompagna vers la plage, et la quitta tandis qu'elle se dirigeait vers les promontoires de l'est.
Colin avait raison.
L'air vif du soir dissipa ses vertiges. Elle marchait d'un pas plus assuré et commença à s'avancer vers les rochers, dans le désir de ne plus rencontrer âme qui vive. Son esprit bouillonnait, comme une cuve aux vendanges, rempli de ferments délétères. Joffrey affichait de se détourner d'elle.
Cela non ! Jamais elle ne supporterait de voir Joffrey prendre dans ses bras une autre femme, chercher son plaisir en elle, et, qui sait, le pire... s'attacher à elle, lui faire des confidences. S'il voulait la punir ainsi, il n'y parviendrait que trop. Elle en mourrait... ou bien elle tuerait cette femme !
Elle était outrée de sentir qu'il pardonnait plus volontiers à Colin d'avoir Voulu la prendre qu'à elle de s'être livrée.
La complicité de leur sensualité masculine l'exaspérait. Les hommes étaient des êtres avec lesquels il était inutile de chercher à s'entendre. Ils réussissaient toujours à vous tromper ou à vous déconcerter par quelque raisonnement. Elle en avait assez des hommes et de leurs exigences.
Panser les blessés de leurs guerres, nourrir et élever les enfants de leur plaisir, fourbir leurs armes et, à longueur d'année, effacer la trace de leurs pas sur les planchers de leurs maisons, préparer les gibiers de leurs chasses, nettoyer les poissons de leurs pêches. La peine noble pour eux, la peine ingrate pour elles !
Il y avait une semaine, elle dansait à Monégan et sautait dans le feu des Basques, portée par la joie de vivre et la poigne du grand Hernani.
Séparée de Joffrey alors, elle était plus proche de lui qu'aujourd'hui. Depuis trois jours, ils ne s'étaient pas adressé la parole. Ils semblaient ne plus exister l'un pour l'autre. En quelques jours, moins d'une semaine, un gouffre s'était creusé sous leurs pas, un mur s'était dressé, inexpugnable. Tout se nouait pour les entraîner vers une solution où leur amour sombrerait, avait déjà sombré peut-être.
Une voix parut chuchoter à ses oreilles dans le vent :
« Il vous séparera... vous verrez ! vous verrez !... »
Un frisson la secoua toute et elle s'arrêta au bout du promontoire. Elle repensait à ce nœud de circonstances qui l'avaient entraînée à humilier publiquement l'homme qu'elle adorait. Il y avait en tout cela quelque chose de diabolique. Un entrelacs de hasards et de malchances, qui ne semblaient trouver leur explication que dans la malignité des esprits infernaux acharnés à leur perte.
La peur la prit. Une peur qu'elle avait déjà éprouvée l'autre soir, lorsque l'inconnu au visage blanc l'avait conduite vers l'île. Voici qu'elle se mettait à croire au diable... comme tout le monde en ce damné pays.
Elle se tourna vers Gouldsboro. « Il y a des lieux où souffle l'esprit... »
Gouldsboro était-il de ceux-là ? Était-il vraiment désigné, comme l'avait dénoncé la nonne visionnaire de Québec, pour être le théâtre d'un drame supra-terrestre ?
« Mais ce n'est pas moi la Démone, dit Angélique presque à haute voix. Alors ?... »
Malgré elle, le souvenir lui revenait de la prédiction religieuse qui avait tant ému la population canadienne.
« Je me trouvais au bord de la mer. Les arbres s'avançaient jusqu'au bord de la plage... Le sable avait un reflet rosé... Sur la gauche, étaient bâtis un poste de bois avec une haute palissade et un donjon où flottait une bannière... Partout dans la baie, des îles en grand nombre comme des monstres assoupis... Au fond de la plage, sous la falaise, des maisons de bois clair... Dans la baie, deux navires se balancent, à l'ancre... De l'autre côté, à un ou deux miles, il y a un hameau de cabanes avec des roses autour. J'entendais piailler les mouettes et les cormorans... »
Le vent tordait la chevelure d'Angélique. Ses cheveux l'enveloppaient comme d'une présence humaine démente, qui par instants la quittait, à d'autres la ligotait, lui chuchotant des mots effrayants.
Figée à la pointe d'un rocher, Angélique regardait vers Gouldsboro. La plage rosé était là avec les monstres d'émeraude assoupis des îles. Et « le donjon de bois où flottait une bannière », le hameau du camp Champlain où commençaient à s'épanouir les roses.
« Tout à coup, une femme d'une très grande beauté s'éleva des eaux et je sus que c'était un démon féminin... Elle resta suspendue au-dessus des eaux dans lesquelles son corps nu se reflétait... Du fond de l'horizon, une licorne, dont la longue pointe étincelait au soleil couchant comme un cristal, galopa. La Démone la chevaucha et s'élança à travers l'espace. Je sus qu'elle allait détruire l'Acadie, ce cher pays que nous avons pris sous notre protection... »