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Angélique, comme hors d'elle-même, gardait les yeux rivés sur le paysage. Il y avait comme un secret caché derrière les formules sibyllines. Maintenant, elle en était persuadée. Le sens irrationnel de notre nature qui la rend sensible aux symboles l'alertait, la tenait en suspens devant le panorama déroulé sous ses yeux.

Oui, il y avait des navires à l'ancre dans la baie, et l'envol des mouettes et des cormorans, et des maisons de bois clair sous la falaise.

Elle poussa un cri. Un souvenir lui revenait. Quand elle avait débarqué en ces lieux, l'an dernier, IL N'Y AVAIT PAS DE MAISONS DE BOIS CLAIR SOUS la falaise. Ces demeures avaient été construites par les Huguenots de La Rochelle au cours de l'hiver et ce printemps. Elle se mit à marcher avec agitation, étourdie par le vent et la griserie des vins, tandis que ses pensées se bousculaient avec fièvre. Elle marmonnait :

– Je leur dirai... Je leur dirai à tous... Je leur dirai à Québec, ce n'est pas moi votre Démone...

Voyez ! Il n'y avait pas de maisons de bois clair... lorsque je suis venue. Et, maintenant, elles sont là... C'est maintenant, maintenant qu'elle doit surgir, la Démone !...

Elle s'arrêta, saisie à la gorge par un grand froid, une terreur impulsive... Les mots qu'elle venait d'énoncer elle-même lui parurent fous, et cependant inéluctables. Hors le nombre des navires – qui étaient en ce jour nombreux et non pas seulement deux – le décor de la prédiction n'était-il pas en place ?

Folles divagations ! Si elle avait pu courir vers Joffrey, il aurait partagé ou écarté ses craintes, il en aurait ri...

Mais elle était seule désormais. Et, à elle seule, se révélait, derrière les apparences, la menace de l'esprit succube, la Démone, créature étincelante qui allait sortir des eaux, chevauchant une licorne pour s'élancer à travers l'espace au-dessus de la Terre d'Acadie et ravager, détruire, détruire tout sur son passage... et jusqu'au fond des cœurs !

« J'avais trop bu !... Et puis, je suis lasse ! Vais-je devenir folle ? Il faudrait dormir, ne plus penser. »

Ainsi raisonnait Angélique au soir de ce jour glorieux de Gouldsboro où l'établissement avait fêté l'intronisation de son premier gouverneur.

À la nuit tombante, Colin avait encore parlé du haut de l'estrade et il avait terminé son discours en jetant à la volée vers la foule, pour cent livres de pièces d'or. Les apparences étaient joyeuses. Pour Angélique, seule, elles étaient effrayantes. Depuis cette « illumination » qu'elle avait eue au bord de la mer, son drame d'être séparée de Joffrey se doublait d'une crainte. Était-il possible qu'ils fussent victimes tous deux de quelque maléfice ? Elle voyait partout des signes tangibles de son pressentiment, et les rires, les chants, les danses, l'allégresse générale la heurtaient, lui paraissaient une aberration insultante à ce malheur qu'elle croyait voir avancer vers eux. Qui était peut-être déjà là, parmi eux ! Un ver dans le fruit. Un esprit succube rôdant, ricanant, pernicieux. Le hululement d'un oiseau de nuit. C'était le rire de la Démone ! À qui parler de son angoisse ?

« J'ai trop bu !... Cela passera demain... Demain, j'irai trouver Joffrey. Il faudra bien qu'il consente à me rencontrer. À me dire ce qu'il veut faire de moi. Me chasser ? ou me pardonner ? Mais cela ne peut pas continuer ainsi... Car alors nous sommes faibles, et elle nous atteindra, la Démone... Mais non, je divague. Il n'y a rien, vraiment... Rien qui s'avance sur les eaux... vers nous !... Cette chose terrible ! Nous serons plus forts qu'elle... Mais il ne faut pas que nous soyons séparés... Je crois que j'ai de la fièvre. J'ai eu ma part aujourd'hui. Adieu, messires, je vous laisse à vos projets grandioses. »

Elle alla de groupe en groupe, qui chantaient encore autour des foyers allumés sur la plage dans la nuit, et qui l'escortèrent de vivats, elle alla vers Joffrey de Peyrac et Colin Paturel qui se tenaient côte à côte sous le fort, continuant de recevoir les hommages et compliments de l'assemblée. En silence elle leur fit la révérence et se retira. Elle vacillait sur le chemin du fort, inconsciente du regard dont les deux hommes, malgré eux, la suivirent.

Sous ses fenêtres, dans la cour du fort, des matelots parlaient, vidaient une suprême chopine.

– En attendant, on est « blousés », dit l'un des hommes du Cœur-de-Marie. C'est bien ça de devenir colon dans un beau coin, mais je ne vois ici pour nous, en fait de femmes, que Huguenotes ou sauvagesses. Trimer aux Amériques, soit, mais pas tout seul. Avoir la soupe qui vous attend à la maison et une femme blanche et catholique dans le plumard, voilà ce qui était convenu ! Moi, c'est ça qui m'avait plu dans le contrat.

Le lieutenant de Barssempuy lui envoya un coup de coude dans les côtes.

– Sois pas trop gourmand, garçon. Tu as vu une fois encore le soleil se coucher alors que ce jour était marqué pour être celui de ta mort. Ce soir, la plus belle femme que tu tiendras dans tes bras, c'est la Vie. L'autre apparaîtra bientôt à l'horizon. Aie confiance !

– N'empêche que, pour l'instant, on n'en voit guère poindre, de femmes.

– Priez, mes frères, intervint le père Baure, priez, et Dieu y pourvoira.

Ils rirent autour de lui.

– Hé ! Moine, fit l'un d'eux, sans te contredire, est-ce que tu vois comment Dieu pourrait s'arranger pour faire surgir du sable, d'ici demain, vingt à trente bonnes filles à marier, dignes de s'unir aux galants gentilshommes d'aventures que nous sommes ?

– Certes, je ne vois pas, répondit paisiblement le Récollet, mais Dieu est grand ! Et tout peut arriver de Sa main. Priez, mes fils, et ces femmes vous seront accordées.

Chapitre 18

Dieu est grand. Dieu peut tout, qu'on se le dise !

Et voici comment, aux bonshommes du Cœur-de-Marie, flibustiers convertis, leurs femmes leur furent accordées dès le lendemain de cet étrange jour.

Un homme court le long du sentier qui, de la crique Bleue, mène à Gouldsboro. Des rafales de pluie gonflent son manteau, mais il se hâte, essoufflé. C'est le papetier Mercelot, dont le moulin est situé à l'écart du village.

Il parvient au fort, il alerte les sentinelles :

– Vite ! Hâtez-vous ! Il y a un navire en perdition dans la crique Bleue.

Angélique, qui avait dormi comme une masse, fut éveillée par des lueurs dans la cour du fort. L'aube pointait à peine. Elle crut tout d'abord que la fête se prolongeait encore, puis, au remue-ménage, comprit qu'il se passait quelque chose d'insolite. Elle se vêtit en hâte et descendit s'informer.

À la lueur des lanternes, Mercelot donne des indications sur une carte que tient le comte.

– Ils ont dû heurter les récifs du morne Moine à l'entrée de la petite baie des Anémones, et ensuite ils ont été drossés vers la crique Bleue.

– Hé ! Qu'allaient-ils faire par là ? s'exclama le comte.

– La tempête...

– Mais... il n'y a pas de tempête.

Et l'on s'étonne, en effet.

Certes, il vente dur et la mer est agitée, mais pour une fois le ciel est clair, et pour les navires au large, la côte avec ses feux de position doit être fort visible.

– S'agit-il d'un morutier ?

– Comment le savoir ?... Il fait trop sombre encore, mais l'on entend des cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Ma femme et ma fille sont déjà sur la plage avec la servante et le voisin.

Ainsi, à peine remis d'une journée de festivités, les habitants de Gouldsboro se retrouvent debout, ensommeillés et angoissés, dans une aube venteuse, à ouïr de la plage de la crique Bleue des cris lointains d'épouvante qui montent, tragiques, d'une pénombre grise où, par intermittence, on entr'aperçoit, là-bas, au ras des vagues, les mâts d'un vaisseau à demi englouti.