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« Je vais les tresser », décide-t-elle.

Elle les prend à pleines mains, les tord, les divise et discipline leurs reflets de nacre et d'or. La tresse, lourde et somptueuse, repose sur son épaule comme une bête luisante. Elle la rejette, la défait, la refait de nouveau, la relève et la noue en arrière ramenée en trois tours sur elle-même. Ce poids contre sa nuque, à la naissance des épaules, lui pèse, mais elle se sent un instant soulagée. Elle passe le bout de ses doigts sur son front. Qui lui a dit : « Lorsque tu verras le grand capitaine à la tache violette, sache que tes ennemis ne sont pas loin ? »

Tout à l'heure, elle s'en est souvenue. Ah ! oui, c'était le métis portugais Lopez, là-bas à la pointe Maquoit, sur la baie de Casco.

Mais le petit Lopez est mort dans le combat du Cœur-de-Marie. Angélique se jette tout habillée sur ce lit froid où elle ne parvient plus à prendre le repos que nécessiterait sa vie épuisante. Tous les blessés et malades pansés, soignés, elle s'est retirée pour la nuit sur les instances d'Abigaël, qui est bien la seule à se préoccuper de l'état de fatigue dans lequel ces derniers jours ont plongé Mme de Peyrac. A-t-elle seulement aperçu son mari aujourd'hui ? Elle n'en sait plus rien. Elle n'a plus de mari. C'est un étranger, indifférent à sa peine. Elle est seule comme autrefois, dans un monde étranger, où s'avance lentement une menace invisible. Seule, elle se débat et tourbillonne parmi un ramassis de corps nus, hommes et femmes, sanglants, plaies ouvertes, entremêlés dans la convulsion de chairs répugnantes de l'Enfer de Dante, vision d'où l'odeur même est abolie et traversée par instants de signes effrayants : la figure de proue de la Licorne en bois doré, le capitaine à la tache violette qui mange goulûment, les maisons de bois clair sur le rivage couleur d'aurore.

Si Joffrey était là, elle lui ferait part de ses pensées extravagantes. Et il se moquerait d'elle, la rassurerait.

Mais elle est seule...

« ... Il me semble que tout est en place, lui dirait-elle, que des choses terribles vont survenir.

« – Quelles choses, ma chérie ?

« – Je ne sais pas, mais j'ai peur ! »

Elle entend la voix du père de Vernon : « Quand les choses diaboliques se mettent en route... »

Elle se retourne sur le lit froid, avide d'un refuge, d'une chaleur. Elle se lèvera, elle le cherchera, elle lui dira : « Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! Je ne t'ai pas trahi, je te le promets, mais ne me repousse plus, je t'en prie... »

Mais elle le voit implacable, sombre et distant, comme au temps du Rescator, et ne peut plus imaginer qu'il ait pu jamais lui prodiguer tant de câlineries et que la vie ait pu être entre eux à chaque minute si précieuse et intime.

« O mon amour ! Nous étions des amants si gais, nous étions des amants si graves. Toutes ces nuits folles... Tant de rires, de joies sans ombres, et nous pouvions nous regarder sans fin, éperdument, sans avoir honte.

« Et quand il y a eu l'épidémie de variole, te souviens-tu ? Et surtout... Là, les larmes lui montaient aux yeux. Elle le voit, inclinant sa haute taille devant la minuscule silhouette d'Honorine, offensée par Cantor.

– Venez, damoiselle, je vais vous faire donner des armes... Je pensais : L'Amour nous restera toujours... Insensée ! « Veillez, car vous ne connaissez ni le jour ni l'heure »...

Angélique se débat dans son sommeil. Elle rêve que la tresse d'or est devenue monstrueuse, se glisse le long de son corps, la ligote. Ce sont les signes qui s'entremêlent, se tordent, comme la tresse autour d'elle, et l'étouffent. Un démon apparaît et il a le rictus cruel de Wolverines le glouton.

Elle pousse un cri horrible, se réveille, la bouche amère. Son cri vrille encore à ses oreilles. Tandis qu'au sein d'Angélique décroissent les échos d'une émotion voluptueuse. Elle a rêvé qu'elle faisait l'amour avec un être indistinct, effrayant et d'une douceur étrange.

Elle se souvient de son cri, mais ce n'est pas elle qui l'a poussé. Il se renouvelle au-dehors, perçant les brumes de l'aube, cri de femme, aigu. Angélique se rue hors de sa couche, vers la fenêtre ouverte, et se penche. Au ras du sol, traînaient des nuées d'un rosé fumeux, brouillard marin voilant les prémices d'un jour de juillet qui serait étouffant. Le silence de ces premières heures avait déjà quelque chose d'opaque, d'écrasé.

Le cœur d'Angélique avait des ratés et ne parvenait pas à retrouver un battement régulier. Si profond était le silence, si moite le brouillard qu'elle crut, de nouveau, avoir rêvé. Mais un troisième cri s'éleva. Cela venait du hangar des filles naufragées.

– Bon Dieu ! jura-t-elle, qu'est-ce donc qui se passe encore ?

Elle se jeta hors de sa chambre, bouscula la sentinelle somnolente, lui fit ouvrir les portes du fort et pria un des Espagnols, qui gardait une poterne à l'extérieur, de l'accompagner. On voyait à peine le sol devant soi.

Près de la grange, des formes nombreuses s'agitaient avec l'égarement des âmes perdues des limbes.

Angélique arriva juste à temps pour se jeter entre deux forts gaillards armés de coutelas qui, nonobstant le fait qu'on ne pouvait distinguer son adversaire à trois pas, prétendaient s'affronter en combat singulier.

– Perdez-vous la tête ! s'écria-t-elle. Que faites-vous dans ces parages à vous battre au lieu d'être à vos bords ?

– C'est à cause de ceux-là qui veulent nous prendre nos femmes, expliqua l'un des antagonistes, en lequel elle reconnut Pierre Vanneau, le quartier-maître du Cœur-de-Marie.

– Comment cela, vos femmes ?

– Bédame, celles qui sont là-dedans.

– Et d'où avez-vous pris qu'elles sont vos femmes depuis hier qu'elles sont arrivées céans ?

– Bédame, c'est bien pour nous que le Bon Dieu les a convoquées, pas vrai, pour nous, les gens du Cœur-de-Marie. C'était dans le contrat, et « priez ! » qu'il a dit, le père Baure. On a prié et...

– Car vous êtes au courant des intentions de Dieu à votre égard ? Vous décidez qu'IL ne peut que façonner des miracles à votre égard ? Et sous ce prétexte vous vous adjugez sans respect des malheureuses que la tempête a jetées sur vos rivages... C'est trop fort ! Je m'étonne, bosco, continua-t-elle en le regardant dans le blanc des yeux, que vous ayez osé entraîner vos hommes dans une telle démarche. Lorsque M. le gouverneur, qui est aussi votre capitaine, sera mis au courant, il vous en cuira.

– Mais, madame la comtesse, je vous ferai remarquer...

– Rien du tout ! fulmina Angélique. Quel est ce vent de folie qui souffle sur vos têtes ?... Vous n'y couperez pas de plusieurs coups de garcette, c'est moi qui vous le prédis, des arrêts sur le beaupré et de la perte de votre commandement, Vanneau.

– Mais, m'dame, c'est à cause des autres.

– Quels autres ?

La brume commençant à se dissiper, Angélique aperçut alors un groupe d'hommes du Sans-Peur, le bateau flibustier de Vaneireick, et choisis parmi les plus patibulaires. La belle Inès, en madras de satin jaune, collier de corail autour de son cou ambré, paraissait les entraîner au combat.

– Lorsque j'ai appris que ces malappris du Sans-Peur entreprenaient d'importuner nos... enfin ces dames, c'est alors qu'avec quelques compagnons nous nous sommes portés à leur secours, expliqua Vanneau. Nous n'allions pas laisser ces cochons de pirates, ces flibustiers pain d'épice, ce rebut de potence mettre la main sur elles.

– De quoi te mêles-tu, gros tas de lard salé ? renchérit son adversaire qui gardait toujours sa longue dague luisante en main, et dont la langue s'embarrassait d'un fort accent espagnol. Tu connais la loi de la flibuste : aux colonies, toutes les femmes sont aux marins qui passent. Qu'on se batte, d'accord, mais nous autres, nous avons droit autant que vous à ce gibier-là.