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Le poids de son regard sur sa nuque lui était sensible, et une fois de plus elle mesurait la faiblesse et le trouble de sourde joie malgré tout que faisait lever en elle sa seule présence. De dos, il avait failli ne pas la reconnaître bien que Yann l'eût averti que Mme de Peyrac se trouvait en son cabinet de travail.

La robe de taffetas violet, aux nobles plis, et ce lourd chignon natté d'or pâle qu'elle portait sur la nuque la changeaient. Il avait cru à l'apparition d'une noble étrangère, d'une grande dame... débarquée d'où ?... Mais il débarquait tant de monde à Gouldsboro en ces temps ! On pouvait s'attendre à tout !...

Impression furtive mais piquante ! C'était à la dextérité avec laquelle « l'étrangère » maniait les armes qu'il avait su que c'était elle. Il n'y avait qu'une femme au monde pour s'emparer d'un pistolet avec tant de franche familiarité : Angélique.

De même qu'il n'y avait qu'une femme au monde pour avoir d'aussi belles épaules. Il s'approcha.

– Trouvez-vous objet à votre convenance ? interrogea-t-il d'une voix qu'il voulait neutre et qui lui parut, à elle, glacée.

– À vrai dire, répondit-elle en se contraignant au calme, j'hésite. Les uns me paraissent fort bien conçus pour le tir, mais encombrants. Les autres sont élégants, mais comportent des défauts qui ne sont pas sans danger.

– Vous êtes difficile. Il y a sur ces armes le sceau des meilleurs artisans d'Europe. Thuraine pour Paris, Abraham Hill pour l'Angleterre. Et ce pistolet d'ivoire vient de Maestricht, en Hollande. Reconnaissez cette tête de guerrier sculptée à l'extrémité de la crosse...

– Il est certainement fort beau.

– Mais ne vous plaît pas.

– J'étais habituée à mes vieux pistolets français, avec toutes les pièces, vis, clés, silex, qu'il fallait mettre dans ses poches et qu'on risquait d'égarer, mais qui permettaient toutes sortes de subtilités.

Elle avait l'impression d'échanger les répliques d'une pièce de théâtre. Tous deux n'étaient pas entièrement au fait de leurs propos, mais ils s'y appliquaient. Le comte de Peyrac parut hésiter, puis, se détournant, il alla au bahut entrouvert et revint déposer devant elle une longue cassette d'acajou marqueté.

– Voici ce que j'avais chargé Erikson de rapporter d'Europe à votre intention, fit-il brièvement.

Au centre du couvercle de la cassette un À d'or incrusté déroulait ses volutes dans un médaillon de fleurs tressées d'émaux et de nacre. Les mêmes fleurs en bouquet se déployaient des deux côtés du chiffre en un travail d'une finesse arachnéenne où l'on pouvait déceler le moindre détail de chaque fleur, la finesse des pistils d'argent ou d'or filigrane, les nervures des feuilles d'émail vert.

Angélique posa les doigts sur la ferronnerie de la serrure. La cassette révéla, dans leur écrin de velours vert, deux pistolets et leurs accessoires : poire à poudre, pinces, boîte à capsule, moule à balles.

Le tout en les matières les plus choisies et portant le même cachet d'élégance, de finesse et de beauté.

Du premier coup d'œil, Angélique voyait que ces armes avaient été conçues, dessinées, façonnées pour elle.

Exécuté avec un soin extrême, chaque détail révélait que l'armurier, le forgeron, le ciseleur qui s'étaient penchés sur la réalisation de ces beaux objets de guerre l'avaient fait avec la préoccupation de satisfaire et de ravir celle qui s'en armerait. Elle, Angélique, une femme du bout du monde.

Ils avaient sans doute reçu des ordres spéciaux et pertinents, avaient à leur disposition des épures, des plans très précis, exécutés par le comte de Peyrac, plans qui avaient franchi l'océan pour les joindre en leurs échoppes de Séville ou de Salamanque, ou de Rivoli ou de Madrid. Et comme les directives étaient accompagnées de rondes bourses de cuir, tendues de doublons d'or, ils n'auraient eu garde de n'apporter tous leurs soins à l'exécution d'une telle commande insolite : des pistolets pour une main de femme.

« Un si beau présent, pensa Angélique, qu'il avait voulu, qu'il avait conçu pour moi, avec amour ! et qu'il voulait m'offrir en ce printemps, à Gouldsboro !... »

Ses mains tremblaient, tandis qu'elle soulevait l'une après l'autre les armes magnifiques. Il aurait fallu des jours pour en détailler leurs perfections. Ces pistolets n'étaient pas seulement exécutés pour qu'elle pût tirer et se défendre avec le maximum de rapidité et le minimum de déplaisir – le chargement des armes à feu n'étant pas toujours, pour des doigts délicats, une sinécure, mais aussi pour la combler dans ses goûts les plus personnels.

Comment enfin ne pas être enchantée par l'ornementation des bouquets de fleurs incrustées qui ornaient également les crosses brillantes, chantournées dans un bois aux tonalités d'ambre rouge.

Les canons étaient longs, d'acier espagnol, matière rarissime, et bleuis par des huiles afin d'éviter les traîtres reflets miroitants, à l'affût. Rayés à l'intérieur pour rectifier le tir, mais lisses à l'embouchure.

« Comme il sait ce que j'aime, ce qui peut me plaire ! »

Le platine était une merveille. La combinaison de la batterie et du couvercle du bassinet en une seule pièce supprimait à la fois quatre pièces mobiles, d'où une simplification du mécanisme et l'assurance que le couvercle ne s'ouvrirait qu'au moment voulu sous la poussée du silex venant frapper la batterie. Caché entre deux arabesques d'argent, se tendait le grand ressort, et le fait qu'il fût fixé à l'extérieur et non plus à l'intérieur devait lui conférer une exceptionnelle puissance. La difficulté de l'armer était compensée par un anneau ornant le pas de vis qui réglait l'étau du chenapan. Non seulement cet anneau, exactement à la taille de l'index d'Angélique – elle le vérifia aussitôt – permettait de tendre le gros ressort sans peine, mais aussi de régler l'étau à la main, ce qui supprimait l'adjonction encombrante d'un tournevis ou autre instrument de ce genre, indispensable, et qui avait souvent, comme elle l'avait fait remarquer tout à l'heure, la malice de s'égarer. Enfin, le « chien » portait à la base une petite saillie contre laquelle agissait directement le ressort, sans l'intermédiaire de la « noix » – ce qui éliminait encore une pièce de plus. Et, à l'arrière de cet assemblage d'une finesse et d'une précision d'horlogerie, on découvrait une culasse mobile que très peu d'artisans avaient l'audace et l'habileté de fabriquer encore et qui permettait de tirer plusieurs coups à la suite sans danger et sans avoir à recharger l'arme. Derrière la qualité d'un aussi beau présent, Angélique croyait voir son mari, tel qu'il s'était penché à l'automne dernier sur ses dossiers, en cachette d'elle, juste avant le départ du navire, griffonnant de sa plume hâtive et péremptoire, toujours inspirée, des profils calculés, annotés de mille chiffres, et traçant de trois traits d'encre les éléments de ce chef-d'œuvre. Il avait dû s'interroger sur la matière à employer : métal, cuivre ou argent – ivoire ou os ?... Il avait opté pour le bois, plus léger que le métal, moins fissile que l'ivoire, et c'est lui qui avait dû indiquer le style turc incurvé de la crosse, plus mince à l'emplacement de la courbe afin que les doigts puissent la mieux serrer et la tenir plus solidement sans fatigue. Elle reconnaissait son empreinte devant la double utilisation de « l'étau » qui, débarrassé de son silex et serré à mesure convenable, pouvait devenir un instrument à percussion frappant, dans une cavité ménagée à cette intention, une amorce de poudre dont le comte avait le secret de fabrication, ce qui constituait un système de mise à feu absolument nouveau. Et, quant à l'ornementation et la ciselure, pour elle, il avait voulu des fleurs. Une émotion la prenait à la gorge. Et elle se posait une question. « Pourquoi lui avait-il offert, ce matin, son cadeau ? » Était-ce signe de réconciliation ? Voulait-il lui faire entendre que l'ostracisme en lequel il la tenait commençait de céder ?...