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– Oui ! À Brunschwick-Falls, il s'en est fallu de peu que je ne fusse emmenée en captivité à Québec.

– Contez-moi cela.

Tandis que, brièvement, elle lui faisait le récit de ses aventures depuis son départ de Houssnock, il revoyait en esprit Outtaké, le grand chef iroquois, lui disant :

« Tu possèdes un trésor ! On cherchera à te le ravir »... N'avait-il pas toujours soupçonné que c'était par elle, Angélique, qu'on essaierait de l'atteindre. Elle avait dit vrai.

Des ennemis rôdaient autour d'eux, plus rusés, tortueux et déliés que les « Lâches » eux-mêmes, c'est-à-dire les esprits infernaux de l'Air. Pouvait-il nier qu'il ne s'en doutait point, lui qui gardait sous son pourpoint le message anonyme qu'un matelot inconnu lui avait remis au soir de la bataille avec le Cœur-de-Marie, morceau de parchemin sur lequel une plume griffue avait inscrit ces mots :

« Votre épouse est dans l'îlot du Vieux-Navire avec Barbe d'Or. Abordez par la côte nord afin qu'ils ne vous voient point arriver. Vous pourrez ainsi les surprendre dans les bras l'un de l'autre. »

Esprits infernaux, sans nul doute, mais qui, tapis à travers les îles, pouvaient donc s'armer d'une plume pour faire parvenir à qui de droit une telle corrosive dénonciation. Il respira profondément. Tout changeait à ses yeux, s'ordonnait différemment et, dans ce tumulte, l'infidélité d'Angélique ne lai apparaissait plus avec la même vilenie calculée. Elle avait été prise dans les entrelacs de complots aidés par le hasard. Si féminine, il était inévitable qu'elle se montrât vulnérable, mais il avait discerné aussi qu'il y avait sous sa faiblesse un étrange courage.

Il évoquait la nuit sur l'île, lorsque, guettant de loin les gestes de Colin et d'Angélique, leur lutte contre la tentation lui avait été perceptible.

Certes, il ne lui était pas agréable de reconnaître qu'elle pût être tentée par un autre homme que lui-même, mais, en cela, il savait qu'il était aussi déraisonnable qu'un jouvenceau. Ce qui demeurait, c'était la loyauté dont elle avait fait preuve envers lui cette nuit-là. Quant à ce qui s'était passé sur le Cœur-de-Marie, il ne tenait pas à le savoir absolument, bien que certaines paroles de Colin Paturel le lui eussent laissé entendre. Or, parfois, il lui avait semblé qu'il pardonnerait plus volontiers à Angélique une étreinte qu'un seul baiser passionné, car il la connaissait dans ses plus intimes voluptés. Chez elle, le baiser avait toujours paru engager plus complètement son être que le don anonyme des entrailles obscures. Ainsi était-elle, sa déesse imprévue ! Elle livrait plus volontiers son corps que ses lèvres. Il aurait parié qu'avec les « autres », il en avait été toujours ainsi. Et il aurait voulu se dire qu'elle n'avait de goût que pour sa bouche à lui. Mais, en cette exigence, il faisait encore preuve d'une adolescence de sentiments ridicule. Voilà à quoi elle l'avait réduit après une existence où, par une prudence raisonnée, il n'avait voulu donner aux femmes qu'une place certes attrayante et importante, mais qui ne devait jamais l'entamer lui-même dans sa personnalité. Inutile de s'attarder sur ce qui avait été.

Plus graves étaient les dangers qu'elle avait courus, les pièges qu'on lui avait tendus. Il fallait démêler cela.

Il passait et repassait devant elle, lui jetant par instants un regard où elle voyait briller des lueurs adoucies, puis qui se durcissait sous l'effet de ses réflexions et de ses soupçons.

– Pour quelles raisons croyez-vous que le père de Vernon vous ait laissé votre liberté ? jeta-t-il.

– En vérité, je n'en sais rien. Peut-être, au cours de ces trois journées de navigation, avait-il acquis la certitude que je ne pouvais être la Démone de l'Acadie comme tous ces gens se l'imaginent.

– Et Maupertuis ? Son fils ? Où sont-ils ?

– Je pense qu'on les a ramenés de force en Canada.

Le comte explosa :

– Cette fois, c'est la guerre, s'écria-t-il. C'en est assez de la lutte sournoise ! J'irai mettre mes vaisseaux sous Québec !

– Non, ne faites pas cela ! Nous y perdrions nos forces, et plus que jamais je serais accusée de répandre le malheur. Mais ne nous séparons pas ! Ne les laissons pas prévaloir contre nous en nous déchirant, nous meurtrissant... Joffrey, mon amour, vous savez bien que vous êtes tout pour moi... Ne me rejetez pas, sinon je mourrais de douleur. Aujourd'hui, désormais, je ne suis rien sans vous ! Plus rien !

Elle tend les bras vers lui comme une enfant perdue.

Elle est dans ses bras et il la serre à la briser. Il ne pardonne pas encore, mais il ne veut pas qu'on la lui prenne. Il ne veut pas qu'on la menace, qu'on attente à sa vie. Sa précieuse et irremplaçable vie.

Son étreinte de fer la broie, et elle tremble, inondée de joie, sa joue contre sa joue dure. Le ciel vacille, éblouissant.

– Miracle ! Miracle ! crie une voix lointaine à travers les espaces. Miracle ! Miracle !

Les voix au-dehors résonnent, de plus en plus fort.

– Miracle ! Miracle ! Monseigneur, où êtes-vous ? Venez vite. Un vrai miracle.

C'est la voix de Yann Le Couennec. Dans la cour, sous la fenêtre. Le comte de Peyrac relâche son étreinte, il écarte Angélique. Comme s'il regrettait le geste impulsif qui lui a fait lui ouvrir les bras.

Il va à la fenêtre.

– Qu'advient-il ?

– Un vrai miracle, monseigneur ! La bienfaitrice... La noble dame qui protégeait les Filles du roi et qu'on croyait noyée... Eh bien ! elle ne l'est pas. Des morutiers de Saint-Malo l'ont recueillie sur un îlot de la baie avec son secrétaire et un matelot et un enfant qu'elle a sauvé. Une barque les amène... Ils entrent dans le port.

Chapitre 27

– Avez-vous entendu ? interroge Peyrac en se tournant vers Angélique, la bienfaitrice ! Il faut croire que l'océan a trouvé trop indigestes l'honorable duchesse et son plumitif.

Son regard se posait sur elle, hésitant, perplexe.

– Nous nous reverrons plus tard, fit-il en détournant les yeux avec hésitation. Je crois de mon devoir d'aller au-devant de cette pauvre femme sauvée des eaux et rejetée tel Jonas par la baleine sur nos rivages de forbans. M'accompagnez-vous, madame ?

– Le temps de ranger ces armes et je vous rejoins au port.

Il s'éloigna.

Angélique frappa du pied.

Décidément, c'était la Julienne qui avait raison. Cette bienfaitrice était une emmerdeuse sans pareille. Noyée trois jours, elle aurait bien pu attendre encore quelques heures de plus, avant de refaire surface au lieu de se présenter à l'instant même où Joffrey de Peyrac ouvrait ses bras à Angélique. Toutes les défenses de ce cœur ombrageux n'étaient pas tombées. Elle avait senti l'élan de son inquiétude pour elle, mais aussi son orgueil braqué. Et le sort soudain paraissait se prononcer contre elle.

Malgré le souvenir de son étreinte trop brève, un froid mortel se glisse dans les veines d'Angélique, accable son esprit.

Elle ressent l'envie de s'élancer sur les pas de Joffrey, de l'appeler, de le supplier. Ses pieds sont lourds et se meuvent avec peine comme dans les cauchemars. Contre le chambranle de la porte, elle chancelle et défaille. Au ras du sol, un démon, les crocs luisants et les yeux flamboyants, la regarde.

Sa chair se hérisse. Une nausée la tord.

– Ah ! Mais c'est toi, Wolverines ! Tu m'as fait peur.

Le glouton n'a pas suivi Cantor au Kennebec. Il furète partout à travers le village avec son lourd corps, souple et serpentin, de géante fouine.

Il est là. Il la regarde.

– Va-t'en ! Va-t'en ! lui chuchote-t-elle en frissonnant, va-t'en. Retourne dans les bois.

Mais une ombre velue, énorme, a bougé à travers la moire verte d'un arbre. De nouveau, ce n'est qu'un mirage du danger qui menace ; ce n'est que l'ours, mister Willoagby, qui se dandine, flaire des senteurs de fruits dans le vent mou et tiède. Il retourne une pierre de sa griffe, découvre des fourmis que sa langue condamne prestement. Angélique marcha vers la plage d'un pas d'automate. Une rumeur lointaine la guidait, qui semblait s'éloigner à mesure qu'elle avançait. Le timbre étouffé d'un fantôme blanc la héla au passage.