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Je le conduis à la salle de bains. Il extirpe un tube de pâte de sa fouille et une brosse à dents que refuserait un mécanicien pour décrasser les rouages de sa machine.

Il dévisse son tube, lui presse sur le ventre, étale une pâte jaunâtre sur les poils de la brosse.

— Je ne savais pas que tu te lavais les dents, fais-je très gentiment.

Il hoche la tête, et tout en s’astiquant les ratiches essaie de me répondre. L’opération à laquelle il se livre ne facilite pas son élocution, croyez-moi.

— Depuis quelque temps je m’y suis mis, dit-il.

— Décidément, c’est la grosse révolution dans ta vie végétative !

— À notre époque, si tu ne te mets pas à l’unisson, tu fais tout de suite vieux jeu…

Il s’arrête de manœuvrer la brosse et clappe de la langue à plusieurs reprises.

— C’est marrant, ces dentifrices… On les parfume drôlement, tu ne trouves pas ?

— Il est à quoi, le tien, à la chlorophylle ?

— Je ne sais pas…

Je cramponne son tube et l’examine avec soin.

— M’est avis que tu as commis une légère erreur, bonhomme, c’est un tube de mayonnaise…

Il ne se départ pas de son calme.

— Je me disais aussi : ça donne faim…

Là-dessus, Félicie vient nous annoncer que le restaurateur s’impatiente. Lui il a autre chose à acheter que des valseuses et s’il ne fait pas fissa, les poulets qu’il servira à sa clientèle auront l’air de sortir du ramadan.

Je bouscule le Gros pour qu’il remise d’urgence sa mayonnaise-dentifrice, et on déhote en souplesse.

Le copain à Béru nous véhicule dans une Prairie (verte naturellement). C’est le mode de locomotion idéal pour les vaches.

Il s’excuse parce que son embrayage est mortibus. Chaque fois qu’il change de vitesse, on dirait qu’il découpe un pont métallique au chalumeau.

Il file de grands coups de galoche dans son levier de vitesse et quand enfin le pignon a mordu, on va tous embrasser le pare-brise.

Nous parvenons tout de même dans le tohu-bohu des Halles. Le tumulte est indescriptible. On trouve une gâche rue Coincampoix pour la Prairie. Quatorze autres conducteurs l’avaient déjà repérée et nous lancent incontinent des qualificatifs qui ébranlent ma foi en l’avenir de l’humanité. Le restaurateur (au fait, il s’appelle Grodu) affirme alors par sa portière, et sur un plan très général, que depuis des temps immémoriaux, il se sert de ses contemporains comme latrines et il annonce en outre que son rêve le plus lancinant serait de les voir étendus au soleil avec le ventre ouvert du pubis au menton.

Sur ce, nous allons boire un premier muscadet dans un café propice. Grodu nous entraîne ensuite vers la cathédrale de ce haut lieu du bide, c’est-à-dire dans les Halles proprement dites !

Il connaît tout le monde et se fait interpeller à chaque pas. Son cou sanguin rentré dans ses épaules de lutteur, il fend la populace, nous entraînant dans son sillage, le Gros et moi.

Nous attaquons par le gros morcif, à savoir la boucherie. Quel coup d’œil, mes aïeux ! En franchissant la porte j’ai comme un vertige. Sous la lumière crue des lampes, des milliers de bœufs écorchés, dépiautés, partagés, fleuris d’une cocarde, pendent à des crochets… Une intense et fade odeur de viande me saisit à la gorge. Les cuisses vernissées par la graisse brillent comme des meubles anciens. Grodu marche à petit pas dans les travées, piquant d’un doigt connaisseur les viandes exposées.

Naturellement, Bérurier qui s’y connaît autant en bidoche que moi en cybernétique, veut placer son grain de sel.

Avisant une moitié de bœuf d’un jaune intense, il touche le bras de son pote.

— Belle bête, hein ? apprécie-t-il.

Grodu le foudroie d’un regard chargé d’un incommensurable mépris.

— T’es louf ! grogne-t-il. Ce bestiau-là, il est mort de vieillesse ! Si je te taillais un steak là-dedans, tu me traiterais d’assassin !

— Alors pourquoi il est à vendre ? objecte pertinemment Béru.

— Ben, faut approvisionner les cantines, non ?

Sardonique, le restaurateur fourrage avec l’index dans la chair graisseuse.

— Mordez-moi cette carne ! Vaudrait mieux se préparer un Viandox qu’un bouillon de cet animal ! De la graisse comac, j’en voudrais pas pour entretenir mes galoches…

Mortifié, Bérurier se renfrogne.

— Exact, reconnaît-il, j’avais pas vu…

Il se précipite sur un autre quartier de bœuf.

— Ça, oui, c’est du gâteau ! assure-t-il.

— Pauvre enflure, ricane Grodu, tu ne vois donc pas que c’est l’autre moitié !

Du coup, le nouveau membre de « la Belle Gaule du Matin » ne pipe plus mot. Pour se donner une contenance, il se cure le naze et dépose religieusement ses trouvailles sur sa cravate.

Moi j’ai un peu sommeil encore. Et puis, ce remugle puissant de barbaque accumulée me flanque mal au cœur.

Nous laissons Grodu procéder à ses achats. Après quoi, Bérurier demande où il peut faire le sien.

— Minute, dit le restaurateur, c’est au hall de la triperie qu’il faut aller…

Il va carmer son demi-bœuf et donne le bordereau à son porteur qui le coltinera à la bagnole. Ensuite il nous entraîne chez les tripiers !

Alors là, les gars, c’est nettement le gros cauchemar ! La boucherie, c’est du costaud. C’est net, c’est franc et ça ne vous porte pas trop à l’imagination.

Mais pour le rayon des abats, il n’en va pas de même ! Lorsque je passe le seuil, je manque dégringoler tellement ça chlingue ! C’est la méchante descente aux Enfers…

La capitale de la puanteur ! Le super-musée des horreurs ! Il y a d’immenses corbeilles emplies de têtes de vaches non décornées qui nous tirent la langue avec des yeux mi-clos et un air assez aimable. Il y a d’immenses bacs en zinc où s’amoncellent les attributs animaliers qui doivent assurer à Béru une pêche miraculeuse. Il y a des montagnes de foies ! Des Himalayas de cœurs ! Des Fuji-Yamas de tripes… Nous pataugeons dans le sang.

Bérurier tourne vers moi une pauvre gueule troublée par ces odeurs.

— Tu te rends compte…, balbutie-t-il.

Le Seigneur m’ayant muni du sens olfactif, je me « rends compte », en effet.

Grodu, qui a l’habitude, se promène au milieu de ces organes comme un mannequin dans les laboratoires de Carven.

— Bon, il t’en faut beaucoup ? s’informe-t-il.

— Une livre, décrète le Gros.

L’ami manque tomber à la renverse.

— Et c’est pour acheter une livre de roupettes que tu fais les Halles !

— Ben… On m’a dit que c’était moins cher qu’ailleurs…

Grodu interpelle un commerçant et se fait délivrer la quantité d’ » appâts » nécessaire à mon éminent collaborateur.

Pendant ce temps, je contemple un panier de têtes.

— Tu sais ce qui serait bien ? fais-je.

— Non.

— Demain nous sommes le 1er avril… Les vieilles traditions se perdent. Pourquoi ne ferions-nous pas une bonne blague à Pinaud ?

La face cramoisie de Béru s’illumine.

— Quelle sorte de farce ?

— On pourrait lui envoyer une tête de vache, qu’en dis-tu ? Tu le vois déballer ça chez lui et se trouver nez à museau avec ce machin-là !

Il est enthousiasmé.

— J’en paie la moitié, clame-t-il dans un élan.

— D’accord. On va en chercher une très expressive… Tiens, celle-ci qui te ressemble un peu… Tu ne la trouves pas croquignolette avec sa langue pendante et son sourire Colgate ?