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— Fonce ! Fonce ! crié-je à Béru.

Je ne sais pas si je vous en ai déjà parlé, mais le Gros, pour ce qui est du volant, se défend plus qu’honorablement…

Il a les dents serrées et ses gros yeux pendent sur le tableau de bord.

— Allez ! Allez ! fais-je.

— On va se tuer, dit Pinaud.

— Ta bouche, fossile, tu fais déjà du rabe !

— Jamais on ne les rattrapera, prophétise le vieux schnock.

Je constate alors que la voiture dans laquelle nous roulons est pourvue d’un toit ouvrant.

— Passe-moi l’artillerie ! ordonné-je.

Pinaud me tend une Thompson flambant neuve munie d’un chargeur qui l’est également.

Le feu arrière de la 404 s’éloigne. Elle gagne du terrain.

— Tu ne peux pas tirer, crie Pinaud. À cette distance tu attraperas tout le monde sauf lui…

Il a raison. L’air de la course me fouette le visage et mon bada s’envole comme un duvet dans le vent…

Soudain Béru pousse un cri léonin. Un gros camion de déménagement vient de déboucher de la rue de Tocqueville, obligeant la 404 des fuyards à ralentir. Le Grenoblois freine sec et sa carriole zigzague dangereusement. Elle se met en traviole de la rue. Lui, sans perdre la moitié d’une seconde, redresse, contourne le camion dont le conducteur, tête hors de la portière, lui crie des vérités sur sa façon d’observer le code… Béru prend un risque énorme. Il se joue gagnant et, sans voir s’il arrive autre chose à gauche, il dépasse le camion sur l’arrière, seulement lui n’a pas eu à ralentir, ce qui fait que nous avons repris du terrain sur les autres.

Je me penche :

— Mets les phares, Gros !

Il donne les loupiotes bien à fond. La rue est déserte, tant pis : je risque le paquet… J’épaule la mitraillette et je balance la purée.

Toute ma marchandise passe en un formidable crachat.

— Touché ! gueule Pinaud.

Bérurier n’a que le temps de freiner. Le bolide du Grenoblois se met à tanguer dangereusement… La 404 décrit des embardées imparables, escalade le trottoir et va percuter le rideau de fer d’un magasin.

L’auto stoppe juste à la hauteur de l’accident…

Je saute par le trou du toit et mes deux compères radinent à ma suite. Le spectacle n’est pas chouïa ! La Marie-Jeanne a pris une valda dans la calebasse et ça lui a fait littéralement sauter la coiffe. Quant au Grenoblois, il s’est embroché sur son volant. L’axe de direction lui ressort dans le dos. De plus, sa frime a été cisaillée par les éclats du pare-brise.

— Va téléphoner à police-secours ! ordonné-je à Béru. Qu’on envoie une ambulance dare-dare…

Avec Pinaud, on s’efforce d’ouvrir les portières bloquées de la voiture. On parvient à faire jouer celle de droite… Pour la môme Pince-Fesses, on affiche relâche pour cause de décès ! Elle navigue déjà vers l’éther… Mais je m’aperçois que le Grenoblois vit encore malgré son affreuse blessure… Un sourd clapotement sort de sa bouche sanglante…

Bien entendu, une population surexcitée s’annonce et ça moutonne dans le quartier.

— Aide-moi à sortir la fille, dis-je à Pinuche. Et toi, dis à ces ramollis de fermer leurs moulins à prières en attendant l’arrivée du guet.

Lorsque la môme est allongée sur le trottoir, je lui colle mon imper sur la tête et je m’assieds à sa place, près de l’autre. Dans la position où il est, je ne peux pas le toucher… J’ai idée que lorsqu’on lui enlèvera cette broche du placard, il cannera sans dire bonsoir.

Je lui soulève le menton légèrement.

— Eh ! fais-je, Grenoblois, tu m’entends ?

Son râle s’arrête…

Je le crois mort, mais je m’aperçois qu’il a les yeux ouverts et que ceux-ci tournoient dans leurs orbites.

— Tu m’entends, bonhomme ?

C’est un petit type malingre, avec des cheveux gris… Il me fait de la peine, bien que je sois un coriace.

— Tu peux parler ?

Il dit oui… Mais c’est plus une plainte qu’un oui…

— Tu as mal ?

— Ouin ! articule-t-il.

— T’en fais pas, on va t’emmener à l’hosto et te dorloter…

— Fi… ni…, balbutie-t-il.

Parbleu, il sent bien qu’il vient de toucher son aller simple.

— Espère, Grenoblois, tant qu’il y a de la vie…

Mais je vais te demander une chose… Le cadavre du mec, où est-il ?

Il ne répond pas… Ses yeux se révulsent… Son visage blanc tourne au gris…

J’ai le sentiment de me comporter comme un enfant de porc. Vous me voyez, les gars, dans cette voiture accidentée, aux côtés d’un moribond embroché par son volant ? Au lieu de calmer sa souffrance ou, plus simplement, de lui foutre la paix, la vraie, la grande, l’éternelle, je le tourmente ! C’est un crime de lèse-humanité que je commets.

— Grenoblois, il faut que tu me dises. Aie un geste, quoi ! Bon Dieu, tu as été un môme… Et un môme, c’est honnête… Alors en mémoire de ça… En mémoire de ta mère, dis-moi où est le cadavre… Puisque tu peux parler…

Ses yeux s’ouvrent démesurément, sa bouche s’ouvre en grand, il clape à plusieurs reprises… Un son informe s’exhale de sa gorge… Un son bulbeux, gras, pénible… Et phonétiquement, ça donne à peu près ceci : « Aveyron ! »

Je pleurniche presque :

— Répète, Grenoblois… Répète, j’ai pas pu piger… Redis-le encore…

Je mets mon oreille tout contre sa bouche… Je sens la chaleur gluante de son sang sur ma peau. Chose curieuse, il ne me cause aucune répulsion…

Le souffle rauque et menu du mourant vrille mon oreille.

— Répète, Grenoblois, répète…

Et le miracle se produit… Il s’arrête un instant de respirer, puis il redit :

— Are… e… yon…

Je répète :

— Are e yon… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Est-ce une ultime transmission de pensée ?

— Gare de Lyon ? demandé-je.

— Mmoui !

Il canne. Son front reste appuyé contre le pare-brise crevé, le sang s’écoule de sa bouche… Je sors de l’auto…

Pinaud me regarde.

— Comme tu es pâle ! s’exclame-t-il.

J’enjambe le corps de Marie-Jeanne et écarte brutalement les badauds. Bérurier, qui revient, me crie :

— Les voilà… Où vas-tu ?

— Boire un coup de gnole, je me sens tout chose…

— Il y a un troquet au coin de la rue…

— Venez m’y rejoindre avec Pinaud dès que les flics seront là…

— Entendu !

D’une démarche molle, je gagne le bistrot indiqué par mon éminent collègue. J’ai les cannes qui plient sous mon poids. Ce soir, la vie est duraille à se farcir… J’ai comme qui dirait une indigestion de macchabées. Ma petite Marguerite… Padovani… La poule du Turc… Le Grenoblois… Et, en sourdine, un cadavre sans tête qui daube quelque part !

L’humanité est en décomposition. J’en ai marre. J’aurais dû me faire laboureur… Marcher dans les champs derrière le dargeot d’un bourrin, n’est-ce pas l’idéal ? On l’éventre, cette saloperie de terre. On lui extirpe ce qu’elle a de meilleur avant d’aller l’enrichir en azote ! Parlez-moi de cette vie au grand air… Moi j’aime les arbres, pas ceux poussiéreux des squares, qui puent l’anémie des villes, qui sont asphyxiés par le béton, mais les autres… Ceux qui poussent tout seuls parce que le vent charrie de la semence et que la terre est fertile… Ceux qui sont pleins de vrais oiseaux… Et au pied desquels on trouve des champignons !

Je passe la porte du bistrot. Le patron, un tablier bleu autour du ventre, pérore…