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C’est moi qui prends le crachoir, non pour éclairer la lanterne de mes coéquipiers, mais pour essayer d’éclairer la mienne :

— Je crois qu’on n’a pas raisonné assez dans toute cette histoire.

— Je ne sais pas ce qu’il te faut, déclame Pinaud, se souvenant qu’il a été comédien dans sa prime jeunesse.

— Silence, momie !

Il se tasse sur la banquette et tire sur les poils miteux de sa moustache.

— Non, nous n’avons pas assez fouillé le pourquoi des comment… On devrait le faire…

Le Gros avance sur la table un pouce pareil à une borne kilométrique.

— Primo ? invite-t-il.

— Primo, le Turc et le Grenoblois ont zigouillé le type dont nous ne connaissons que la tête, pour une raison inconnue.

— À inscrire au tableau, fait Béru.

— Deuxio ? demande Pinaud.

— Ce type n’était pas d’ici puisqu’il n’a pu être identifié.

— Ça, on le savait !

— Ta bouche, Bébé !

Je poursuis.

— Il convient d’associer le fait que cet homme était d’ailleurs à celui que nous nous trouvons dans une gare…

— Je ne comprends pas, affirme carrément Bérurier.

— Chez toi c’est une habitude. Je veux dire que lorsqu’un homme vient d’ailleurs, il débarque très souvent dans une gare…

Pinaud hoche sa tête de rat constipé.

— Ça se tient !

Je me racle la gorge. Le sommeil et la fatigue zonzonnent dans mon pauvre bocal comme un ventilateur dans une pièce vide.

— On peut donc imaginer le scénario suivant : les deux truands étaient chargés de liquider un type arrivant par un train… Ils l’ont griffé à sa descente du dur et lui ont réglé sa note dans la gare.

— Dans la gare ? sursaute Bérurier qui n’est pas pour l’invraisemblable.

— Admettons !

— Bon, admettons, consent mon ventripotent camarade.

Il ajoute, perfide à sa manière :

— Et alors ?

— Et alors, face de méduse, ils l’ont planqué quelque part…

— Où ?

Je hausse les épaules.

— That is the question !

— Y a des moments où ton argot m’échappe, bougonne le Gros.

Je gamberge à fond. Mon cervelet fait du cinq mille tours !

— Ils l’ont collé dans un endroit d’où il était impossible de le sortir autrement qu’en pièces détachées !

Je bondis…

— Mais oui, ça y est, c’est clair, c’est lumineux, ça irradie, ça éblouit, ça aveugle, ça brûle, ça consume, ça carbonise, ça réduit en cendres…, ça bronze ! La voilà, la vraie vérité du bon Dieu, comme disent les grands romanciers américains qui veulent se ménager la critique.

Pinaud sort de sa grise léthargie.

— Donc, ils l’auraient tué tout de suite à sa sortie du train ?

— Ou presque !

— Mais, nom de foutre, clame Bérurier, on ne dessoude pas un pèlerin devant des centaines de glandouillards ? Ça se serait su, non ?

Je tranche :

— Arrivez !

Nous prenons des billets de quai et nous allons sur l’esplanade des arrivées… Les voies sont à peu près désertes, sauf sur les lignes de banlieue où des trains argentés déversent une population aussi somnolente que laborieuse.

Je vais aux grandes lignes… Il fait un petit froid aigrelet… Des hommes d’équipe, la tête enveloppée dans des cache-nez, manœuvrent des convois interminables… Les premiers kiosques à journaux s’ouvrent…

— Alors ? grommelle Bérurier.

Je ne réponds pas… D’une allure coulée, je me dirige sur le quai de la voie L, qui est l’avant-dernier… C’est dans ce coin que radinent les rapides… De l’endroit où je me trouve, je contemple le grand hall où les lampes électriques commencent à être tuées par l’aube.

Je fais un examen panoramique des lieux…

— Vous voyez, fais-je à mes collègues. Le cadavre est par là…

— Tu débloques ! rigole Pinaud.

— Non ! Je le devine… Je le…

Il se gondole, l’affreux poulet.

— Tu le sens !

Comme qui dirait, oui !

Je reviens sous la marquise. À gauche, il y a le gigantesque tableau mobile où l’on affiche les arrivées des durs… Au-dessous, se trouve un kiosque à journaux fermé. À côté du kiosque à journaux se trouve une espèce de guérite pour vendeuse de billets de Loterie.

Tel un automate, mes sens aiguisés par la lassitude, me semble-t-il, je vais à la guérite. Elle est désaffectée. On a cloué des planches en croix sur le panneau de devant… De côté, entre le mur et le kiosque à journaux, il y a la porte de ladite guérite. Elle est pourvue d’un cadenas, mais celui-ci est rouillé et, dès que je le touche, il s’ouvre car il n’était pas bloqué.

J’entrouvre la porte étroite. Pas besoin de demander si j’ai misé juste, les potes : il faut se grouiller d’amener Purodor !

Je recule devant cette bouffée pestilentielle ! Bérurier m’écarte et actionne sa lampe électrique de poche. Il a le courage d’émettre un petit sifflement sardonique, ce qui vaut mieux qu’émettre des chèques sans provision.

— Va téléphoner à la morgue, ordonne-t-il à Pinaud. Et dis-leur qu’ils ne pleurent pas la toile cirée !

Nous repoussons la porte et, sans ajouter un mot, nous allumons la première cigarette de la journée.

CHAPITRE XIII

HISTOIRE D’UNE TÊTE

Je ne vous cacherai pas que la morgue n’est pas un endroit où j’irais passer mes vacances. Mais la morgue au petit jour, c’est plus sinistre : c’est intolérable…

Nous nous trouvons dans une salle en amphithéâtre. Pinaud et Bérurier sont assis sur les bancs, dodelinant de la tête. Les restes découverts sont étalés sur une table de pierre crûment éclairée par une lampe à arc. Le professeur Bourgeois, un gros zig chauve à lunettes, s’active sur le client. Debout, à un mètre de la table opératoire, je le regarde s’activer en m’efforçant de rester debout.

— On aurait pu attendre dehors, souligne Pinuche d’une voix semblable à celle d’un ventriloque.

— Tu crois que les couloirs sont plus folichons ? je lui demande.

Bérurier réprime un début de ronflement.

Pour se secouer, il tire de sa poche un trognon de saucisse, souffle les brins de tabac qui y adhèrent, et l’enfourne sans plus de cérémonie.

Tout en mastiquant avec énergie de ses gencives effeuillées, il déclare :

— Ils ont été gonflés, les mecs : suriner ce tordu en pleine gare, lui découper le cigare au vu et au su de tout le monde…

Il exprime ce que je pense. Ainsi nous complétons-nous harmonieusement dans les services.

— Ils l’ont tué parce qu’il fallait pas qu’il sorte de la gare, murmuré-je. Et il ne fallait pas qu’il sorte parce que quelqu’un l’attendait dehors… Alors, dans la foule, ils l’ont coincé gentiment. Personne ne prête attention à personne dans la confusion d’une arrivée de train…

— Exact, proclame Pinuche.

— Ils l’ont entraîné dans le fond du hall… Sans doute avaient-ils repéré le kiosque à billets désaffecté avant l’arrivée de leur victime, et en avaient-ils entrouvert la porte… Lorsque l’homme a été masqué par ce renfoncement, ils l’ont tué.

— Comment ? demande Bérurier.

Il se met à pousser un cri strident, que l’écho de l’amphithéâtre répercute.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’ai avalé la ficelle de la saucisse !

— C’est pas le moment de jouer Premier de cordée ! Où en étions-nous ?…