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Pinuche, toujours calme, enchaîne :

— Ils tuaient le bonhomme !

Le professeur Bourgeois intervient :

— Cet homme a été tué d’un coup de pic à glace en plein cœur…

— Voilà une mort discrète, propre, rapide et… silencieuse, dis-je.

Mes compagnons approuvent.

Bérurier achève d’avaler sa ficelle.

— Bon, ils ont tué le mec, l’ont foutu dans la guitoune, je vois le tableau… Fallait pas que le zig sortasse…

Il se tait un instant.

— C’est français ? demande-t-il, soucieux de ne pas choquer le toubib.

— Non, dis-je, c’est bérurien, mais qu’à cela ne tienne, poursuis ton exposé au subjonctif !

Il rejette son bitos derrière son crâne. Le cuir sale a composté son front olympien.

— Jusque-là, je mords la came, continue vaillamment ce sous-produit de la race humaine. Seulement, où je ne pige plus, c’est pourquoi ils y ont scrafé le bol, hein ? T’as le mode d’emploi du truc, toi ?

— Peut-être bien…

— Alors, commente, j’ai soif de savoir…

— Les deux acolytes devaient « faire disparaître » ce type. Tu piges ? Le faire disparaître… Pas seulement le tuer. Dans les circonstances où se sont déroulées les choses, ils ne pouvaient pas le sortir en bloc…

« Tu me suis toujours ? »

— Oui. Alors, ils sont allés au plus pressé : le rendre méconnaissable en lui coupant la tête !

— Tout juste, Auguste !

Il fait des progrès, Bérurier…

Je me penche sur les nippes malodorantes entassées sur un chariot. Il y a là un complet très bien coupé, en tissu anglais. On a arraché le label du fabricant cousu sur la poche intérieure gauche. La chemise est américaine, mais cela ne signifie rien, car on en trouve dans le monde entier (excepté, naturellement, au-delà du rideau de fer).

Le mort n’avait pas de chaussures. Le Turc les lui a sans doute emportées en même temps que la tête, car il n’avait pas le temps d’en arracher la semelle intérieure portant le nom du bottier.

Pinuche s’est endormi comme un vieux petit garçon bien sage… Bérurier, au contraire, ragaillardi par son trognon de saucisse, paraît avoir trouvé son second souffle.

— Vois-tu, San-Antonio, murmure ce gros tas de combinaisons chimiques, je comprends très bien cette affaire. Un mec ne doit pas sortir de la gare : on le bute à sa descente du bolide. Gi ! On ne doit pas savoir non plus qu’il est mort : on planque sa carcasse, on lui pique ses fafs, les marques de ses fringues et… sa hure, re-gi ! Mais alors, mon petit père, pourquoi le Turc est allé larguer la bouille coupée aux Halles ? C’était mathématique qu’on la trouverait, non ?

L’argument est de valeur… Je réfléchis… Je réfléchis ferme… Et, naturellement, parce que mon ciboulot est électronique dans certain cas, je trouve.

— Pour comprendre, lui dis-je, il faut se mettre dans la peau du type qui se balade dans Paname avec une tête coupée…

« Le mort était arrivé par un train de nuit, c’est probable… Car ce coup d’audace des deux truands aurait été difficilement réalisable en plein jour, avec le kiosque à journaux ouvert… Bon, il fait nuit, le Turc est chargé (le sort en a décidé ainsi) de liquider le cadavre… Le Grenoblois a dû tuer et son compagnon a pour mission de débarrasser en douceur les restes. Que fait-il ? Où faire disparaître cette tête ? Il habite en hôtel et ne peut la brûler ou la plonger dans de la chaux vive… La Seine ? Il sait bien qu’elle restitue toujours ce qu’on lui confie… Alors ?

« Alors, le sang appelant le sang, il se dirige vers les Halles. D’abord parce que c’est là que vit Paris, la nuit. Ensuite, parce qu’il a une idée… derrière la tête ! »

— Très drôle, apprécie le professeur qui se lave les mains.

Il nous écoute, avec plein d’éclats dansants dans ses lunettes.

— Quelle idée ? sollicite Bérurier.

— Il se dit que les Halles, ce haut lieu de la bouffe, doivent être riches en déchets… Ceux-ci, en effet, doivent se chiffrer en tonnes, journellement. Or, dans une grande cité, que fait-on, des déchets ? On les transforme en engrais… N’est-ce pas une façon magistrale de faire disparaître la tête ?

« Le Turc qui n’y connaît que pouic, pénètre dans les Halles. Ses pérégrinations l’amènent dans le bâtiment de la triperie. Il avise l’amoncellement des têtes de vaches… Tu les as vues, ces têtes, Béru : avec leurs poils, leurs cornes, leurs oreilles, elles n’ont rien de comestible. Padovani s’est imaginé que ces paniers étaient destinés à recevoir les fameux déchets… Mine de rien, il a collé la bouille de sa victime dans le lot… »

Bérurier me frappe l’épaule.

— T’es un génie à ta manière, San-A. Bien sûr c’est une clarté aveuglante…

Il se marre.

— Dis, il a dû en pousser une frime, le Pado quand il a ligoté l’aventure dans le journal… C’était gagné, hein ?

Il trouve ça tellement poilant, Béru, qu’il en fait péter ses bretelles en se trémoussant la brioche.

Je l’abandonne à son hilarité pour attaquer Bourgeois :

— Alors, doc, votre avis ?

Le toubib essuie ses besicles.

— Individu dont l’âge se situe entre quarante-cinq et cinquante ans, récite-t-il, très professionnel. À mené une existence aventureuse, sans doute, car il a reçu plusieurs balles dans le corps il y a déjà longtemps.

— Aucune n’a été mortelle ? s’informe doctement Bérurier.

Le prof le foudroie d’un œil glacé.

— Écoute, Gros, lui dis-je, la bêtise, chez toi, est hissée au niveau d’un apostolat. Tu es con comme d’autres sont saints !

Bourgeois opine du chef.

Troublé par cette ratification tacite, Béru se penche sur son passif.

— Continuez, doc !

— Que vous dire de plus ? L’homme est mort depuis six ou sept jours.

Je réfléchis.

— Dites, doc, j’ai lu dans votre rapport sur la tête que vous aviez observé une multitude de petites cicatrices aux tempes et au nez ?

— Parfaitement !

— L’homme n’aurait-il pas subi une opération faciale ?

C’est au tour du praticien de s’abîmer dans des pensées profondes…

— Cela se pourrait bien. En ce cas, l’intervention aurait été exécutée par un homme de grande classe… Un maître esthéticien !

— Croyez-vous, doc, qu’on puisse transformer complètement la physionomie de quelqu’un ?

Il hausse les épaules.

— Complètement, non… Mais on peut transformer les dominantes du visage de manière à modifier son aspect…

— Bon, merci… Vous êtes chic de vous être levé si tôt pour ce sale turbin…

Il fulmine :

— Ce sale turbin, comme vous l’appelez, c’est le mien. Je l’aime et ne voudrais pas en faire un autre…

Je le calme.

— Je n’ai pas voulu vous blesser, toubib, au contraire. D’accord, vous avez la plus suave des professions… Celle du parfumeur excepté, je n’en vois pas qui puisse rivaliser de charmes avec elle !

Il prend le parti d’en rire, lequel vaut largement celui de Poujade.

Le jour glauque ne chasse pas la vilaine sensation de fin du monde que nous a donné la morgue.

L’air est opaque, des gouttes de pluie se baguenaudent dans le petit vent froid…

Nous avons l’impression d’aller à notre propre exécution capitale. Tous les trois, perchés au bord du trottoir, nous ressemblons à trois cigognes égarées au pôle Nord.

— J’ai un de ces sommeils, soupire Pinuche.

« Ma parole, je vais en écraser toute la journée… »

— Moi, j’ai faim, affirme Bérurier. Les nuits blanches, ça creuse terriblement… Que diriez-vous d’une soupe gratinée et d’un coup de blanc ? Avec un caoua très corsé par-dessus pour se remettre d’aplomb ?