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C’étaient des choses qu’on pouvait faire avec le transmat. On pouvait aussi, en réglant soigneusement ses sauts, voir deux douzaines de couchers de soleil le même jour, ou passer toute sa vie dans l’éblouissement d’un midi éternel. Néanmoins, arrivant à New York à 1140, venant de Californie, Manuel fut mécontent d’avoir sacrifié au transmat toute une partie de la matinée.

Son père l’accueillit solennellement dans son bureau d’une pression des paumes, et embrassa Clissa avec plus de chaleur. Léon Spaulding restait à l’écart, mal à l’aise. Cannelle, près de la fenêtre, tournait le dos à tout le monde et regardait dans la rue. Manuel ne s’entendait pas avec elle. Généralement, il n’aimait pas les maîtresses de son père. Il choisissait toujours le même type : lèvres pulpeuses, poitrine épanouie, fesses rondes, hanches larges, yeux de braise. Le genre paysan.

Krug dit : « Nous attendons le sénateur Fearon, Tom Buckleman et le Dr Vargas. Thor nous fera faire la visite complète de la tour. Qu’est-ce que tu fais après, Manuel ?

— Je n’ai pas encore pensé…

— Va à Duluth. Je veux que tu sois au courant de la marche de l’usine, là-bas. Léon, prévenez Duluth que mon fils arrivera pour une visite d’inspection au début de l’après-midi.

Spaulding sortit. Manuel haussa les épaules.

— Comme vous voudrez, père.

— Il est temps d’élargir tes responsabilités, mon fils. De développer tes facultés de gestion. Un jour, c’est toi qui seras le patron, non ? Un jour, quand ils diront Krug, c’est de toi qu’il s’agira.

— J’essaierai d’être digne de la confiance que vous placez en moi, dit Manuel.

Il savait que ce genre de propos n’abusait pas son père. Et son père ne l’abusait pas par son numéro de fierté paternelle. Il pouvait se voir par les yeux de son père : un claqueur, un éternel play-boy. Mais en regard, il dressait l’image qu’il se faisait de lui-même : sensible, compatissant, trop raffiné pour gueuler dans l’arène commerciale. Puis, dégringolant de ces hauteurs, il rencontra une autre image de Manuel Krug, peut-être plus exacte : creux, sérieux, idéaliste, frivole, incompétent. Quel était le vrai Manuel ? Il ne savait pas. Il ne savait pas. Il se comprenait de moins en moins à mesure qu’il vieillissait.

Le sénateur Fearon sortit du transmat.

Krug dit :

— Henri, vous connaissez mon fils Manuel, le futur Krug de Krug, c’est lui l’héritier présomptif.

— Il y a des années qu’on ne s’est pas vus, dit Fearon. Manuel, comment allez-vous ?

Manuel toucha la paume fraîche du politicien. Il parvint à faire un sourire aimable.

— Nous nous sommes rencontrés il y a cinq ans à Macao, dit-il avec grâce. Vous ne faisiez que passer, en route pour Oulan Bator.

— Mais oui, mais oui ! Quelle mémoire extraordinaire ! Quel magnifique garçon ! Compliments, Krug ! cria Fearon.

— Et vous ne perdez rien pour attendre, dit Krug. Quand je prendrai ma retraite, vous verrez ce que c’est qu’un vrai bâtisseur d’empires !

Manuel toussota et détourna les yeux, gêné. Une sorte de sens dynastique contraignant poussait le vieux Krug à prétendre que son fils unique était un héritier parfait pour la constellation d’entreprises qu’il avait fondées ou absorbées. D’où l’ostentation constante de la « formation » de Manuel, et l’insistance répétitive et abrasive qu’il mettait à répéter en public que Manuel lui succéderait un jour.

Manuel ne souhaitait pas prendre le commandement de l’empire de son père. Et il ne pensait pas en être capable. Il ne faisait qu’émerger de sa période play-boy, cherchant à tâtons son chemin pour sortir de la frivolité, comme d’autres cherchent à sortir de l’athéisme. Il était en quête d’un but, d’un véhicule propre à contenir ses ambitions et ses capacités encore informes. Peut-être, un jour, en trouverait-il un. Mais il doutait que ce fussent les Entreprises Krug.

Le vieux Krug savait tout cela aussi bien que Manuel. Intérieurement, il méprisait la frivolité de son fils, et quelquefois, le mépris se voyait. Pourtant, il ne cessait jamais de faire semblant d’apprécier le jugement, l’habileté, et les facultés administratives potentielles de son fils. Devant Thor Watchman, devant Léon Spaulding, devant quiconque voulait bien écouter, Krug ne tarissait pas sur les vertus de l’héritier présomptif. Il veut s’illusionner lui-même par cette hypocrisie, pensait Manuel. Il cherche à se persuader de ce qui ne se réalisera jamais, il le sait très bien. Et ça ne marchera pas. Ça ne peut pas marcher. Il aura toujours plus confiance en son ami androïde, Thor Watchman, qu’en son fils. Et il aura raison. Pourquoi ne pas préférer un androïde plein de talents à un enfant inutile ? Il nous a faits tous les deux, non ?

Qu’il donne les sociétés à Thor Watchman, pensa Manuel.

Les autres invités arrivaient. Krug poussa tout le monde vers les transmats.

— À la tour ! cria-t-il. À la tour !

1110, la tour. En tout cas, il avait regagné près d’une heure de son temps perdu en sautant d’une zone horaire à une autre, à l’ouest de New York. Mais il aurait pu se passer du voyage. C’était déjà assez désagréable de battre la semelle dans l’automne arctique, se forçant à admirer la tour absurde de son père – la pyramide Krug, ainsi que l’avait baptisée Manuel dans son for intérieur – mais il y avait encore eu l’incident de la chute du bloc et de l’écrasement des androïdes. Vilaine histoire.

Clissa avait frisé la crise de nerfs.

— Ne regarde pas, lui avait dit Manuel, l’entourant de ses bras comme on voyait, sur l’écran du centre de contrôle, le bloc se soulever et les corps écrasés apparaître. À Spaulding, il avait dit :

— Sédatif. Vite !

L’ectogène lui trouva un tube de quelque chose. Manuel en pressa l’embout contre le bras de Clissa et l’activa. La drogue traversa la peau sur une onde ultra-son.

— Ils sont morts ? demanda-t-elle, continuant à détourner la tête.

— On dirait. L’un survivra peut-être. Les autres n’ont même pas eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait.

— Pauvres gens.

— Ce ne sont pas des gens, dit Léon Spaulding. Des androïdes. Seulement des androïdes.

Clissa releva la tête.

— Les androïdes sont des gens ! cria-t-elle. Je ne veux plus jamais entendre quelque chose comme ça ! N’ont-ils pas un nom, une personnalité, des rêves ?…

— Clissa, dit doucement Manuel.

— … des ambitions, dit-elle. Bien sûr que ce sont des gens. Des gens viennent de trouver la mort sous ce bloc de verre. Comment avez-vous pu, vous surtout, faire une telle remarque à propos…

— Clissa ! dit Manuel, angoissé.

Spaulding était raide, et ses yeux lançaient des éclairs. L’ectogène tremblait, sur le point de répondre avec colère, mais sa farouche discipline lui permit de se contrôler.