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— Je suis désolée, murmura Clissa en baissant les yeux. Je ne voulais pas être blessante, Léon. Je… je… oh ! mon Dieu, Manuel, pourquoi tout cela est-il arrivé ?

Elle se remit à sangloter. Manuel fit signe qu’on lui donne un autre tube de sédatif, mais son père secoua la tête, s’avança et l’attira à lui.

Krug berçait la jeune femme dans ses bras immenses, l’écrasant à moitié sur sa vaste poitrine.

— Allons, dit-il, allons, allons. C’est terrible, oui. Mais ils n’ont pas souffert. La mort a été rapide. Thor s’occupera des blessés. Il fermera leurs centres de souffrance, et ils se sentiront mieux. Pauvre Clissa, pauvre, pauvre Clissa. C’est la première fois que vous voyez quelqu’un mourir, non ? C’est affreux quand c’est si soudain. Je sais… je sais…

Il la réconfortait tendrement, lissant ses longs cheveux soyeux, la caressant, embrassant ses joues couvertes de larmes. Manuel le regardait, stupéfait. Il n’avait jamais vu son père si tendre.

Mais, bien entendu, Clissa représentait quelque chose de spécial pour le vieux Krug : l’instrument de la succession dynastique. Elle était censément l’influence stabilisante qui conduirait Manuel à accepter ses responsabilités, et elle avait aussi la charge de perpétuer le nom de Krug. Situation paradoxale : Krug traitait sa belle-fille comme si elle était aussi fragile qu’une ancienne poupée de porcelaine, et pourtant il s’attendait que, prochainement, une longue série de fils commencent à sortir de son sein.

Krug dit à ses hôtes :

— Désolé de finir la visite sur cet accident. Mais nous avons quand même eu le temps de tout voir avant. Sénateur, Messieurs, je vous suis reconnaissant d’être venus voir ma tour. J’espère que vous reviendrez quand elle sera un peu plus avancée. Maintenant, partons.

Clissa semblait plus calme. Cela troublait Manuel que son père fût parvenu à la calmer et non lui.

Tendant la main pour lui prendre le bras, il dit :

— Je crois que nous allons rentrer en Californie, Clissa et moi. Deux heures ensemble sur la plage, et elle se sentira mieux. Nous…

— On t’attend à Duluth cet après-midi, dit Krug d’un air glacial.

— Je…

— Fais venir tes serviteurs androïdes pour la raccompagner. Toi, va à l’usine. Se détournant de Manuel, Krug fit adieu de la tête à ses hôtes qui partaient, et dit à Léon Spaulding : À New York. Le bureau supérieur.

1138, la tour. Maintenant, pratiquement tout le monde était parti : Krug, Spaulding, Cannelle et Vargas pour New York, Fearon et Buckleman à Genève, Maledetto à Los Angeles, et Thor Watchman était descendu voir les androïdes blessés. Deux serviteurs bêtas de Manuel étaient arrivés pour raccompagner Clissa à Mendocino. Juste avant qu’elle entre dans le transmat avec eux, Manuel lui donna un petit baiser sur la joue.

— Quand seras-tu de retour ? demanda-t-elle.

— Au début de la soirée, je suppose. Je crois que nous avons une invitation à Hong-Kong. Je reviendrai à temps m’habiller pour le dîner.

— Pas avant ?

— Il faut que j’aille à Duluth. À l’usine d’androïdes.

— N’y va pas.

— Impossible. Tu l’as entendu. De toute façon, il a raison ; il est temps que j’aille la visiter.

— Quel ennui. Passer l’après-midi dans une usine !

— Il le faut. Dors bien, Clissa. En te réveillant, cet affreux accident sera loin. Veux-tu que je programme pour toi un effacement du souvenir ?

— Tu sais que je déteste qu’on manipule ma mémoire, Manuel.

— Oui. Excuse-moi. Maintenant, il faut que tu partes.

— Je t’aime, dit-elle.

— Je t’aime, lui dit-il.

Il fit un signe de tête aux androïdes. Ils la prirent par le bras et la conduisirent au transmat.

Il était seul, à part deux bêtas inconnus qui s’occupaient du centre de contrôle en l’absence de Watchman. Il passa près d’eux, très calme, et entra dans le bureau privé de Thor Watchman à l’arrière du dôme, referma la porte, et pressa du coude le bouton du téléphone. L’écran s’alluma. Manuel composa les numéros d’un code de brouillage, et l’écran réagit en se couvrant des formes géométriques garantissant le secret de son appel. Puis il composa le numéro de Lilith Meson, alpha, au quartier androïde de Stockholm.

L’image de Lilith resplendit sur l’écran : magnifique créature aux cheveux bleu-noir, au nez aquilin et aux yeux dorés. Son sourire éblouissait.

— Manuel ? D’où m’appelles-tu ? demanda-t-elle.

— De la tour. Je vais être en retard.

— Très en retard ?

— Deux ou trois heures.

— Je vais me morfondre. Me flétrir.

— Je n’y peux rien, Lilith. Sa Majesté me commande d’aller visiter l’usine d’androïdes de Duluth. Il faut que j’y aille.

— Même si j’ai fait réarranger mon horaire de travail pour être avec toi ce soir ?

— Je ne peux pas dire ça à mon père, dit Manuel. Écoute, il ne s’agit que de quelques heures. Tu me pardonnes ?

— Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Mais ce que c’est bête d’être obligé d’aller renifler des cuves quand tu pourrais…

— Noblesse oblige, dit-on. De toute façon, je veux en savoir plus sur les androïdes depuis que toi et moi… depuis que nous… Tu sais que je ne suis jamais entré dans une des usines ?

— Jamais ?

— Jamais. Ça ne m’intéressait pas ; ça ne m’intéresse toujours pas, sauf sur un certain point : voici l’occasion d’apprendre ce qui se cache sous ta charmante peau écarlate. Voici l’occasion de voir comment Krug Synthetics fabrique des Lilith à la douzaine.

— Tu es bien sûr que tu veux le savoir ? demanda-t-elle, sa voix prenant des accents de violoncelle.

— Je veux savoir tout ce qu’on peut savoir sur toi, dit Manuel avec sérieux. Pour le meilleur et pour le pire. Aussi, pardonne-moi d’arriver en retard. Je vais prendre une leçon de Lilith à Duluth. Et je t’aime.

— Je t’aime, dit l’alpha Lilith Meson au fils de Siméon Krug.

1158, Duluth. La principale usine terrestre de la Krug Synthetics Ltd, (il y en avait quatre autres, une sur chaque continent, et plusieurs usines orbitales) occupait un vaste bâtiment de près d’un kilomètre de long, sur la rive du lac Supérieur. À l’intérieur de ce bloc, et fonctionnant virtuellement en tant que provinces indépendantes, se trouvaient les laboratoires, qui marquaient chacun une étape dans la création des androïdes.

Manuel en faisait maintenant le tour, comme un proconsul en visite, appréciant le travail des subordonnés. Il se déplaçait dans une voiture-bulle aussi voluptueusement confortable qu’une matrice et qui glissait sur une voie fluide courant sur toute la longueur du bâtiment, au-dessus des niveaux de travail. Assis à côté de lui dans le véhicule, le directeur humain de l’usine, Nolan Bompensiero, quarante ans, soigné, énergique, qui, bien qu’il fût l’un des plus proches collaborateurs de Krug, n’en était pas moins raide et nerveux, craignant, de toute évidence, le mécontentement de Manuel. Il ne soupçonnait pas à quel point cette inspection déplaisait à celui-ci, à quel point elle l’ennuyait, à quel point il lui était indifférent de montrer sa puissance en créant des ennuis aux employés de son père. Manuel ne pensait qu’à Lilith. Voici l’endroit où Lilith est née, pensait-il. Voici comment Lilith est née.

À chaque service de l’usine, un alpha – le directeur du service – montait dans la voiture et restait avec Manuel et Bompensiero jusqu’à la fin de la zone dont il avait la responsabilité. La plupart des opérations de l’usine étaient sous la direction des alphas ; en tout, l’usine géante n’employait qu’une demi-douzaine d’humains. Tous les alphas avaient l’air aussi nerveux que Bompensiero lui-même.