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Sur le sol de la quatrième chambre, il trouva le collier de son premier chien, Ring-A-Levio. Ringo, pour les intimes. Il était mort quand Roland avait trois ans, ce qui avait été un cadeau, en un sens. À trois ans, un garçon peut encore pleurer la perte d’un animal familier, même un garçon avec le sang d’Arthur l’Aîné dans les veines. Et le Pistolero sentit une odeur merveilleuse mais impossible à nommer, et il sut que c’était l’odeur du soleil de la Pleine Terre dans la fourrure de Ringo.

Environ deux douzaines d’étages au-dessus de la Pièce de Ringo, il tomba sur des miettes de pain éparpillées au sol, ainsi que sur un petit tas de plumes qui avaient autrefois appartenu à un faucon du nom de David — pas un animal familier, lui, mais bel et bien un ami. Le premier des nombreux sacrifiés de Roland à la Tour Sombre. Sur un pan de mur, Roland vit David sculpté en plein vol, ses ailes courtaudes éployées au-dessus de tous les membres de la cour de Gilead (à l’exception de Marten l’Enchanteur). Sur la gauche de la porte menant au balcon, David était à nouveau représenté. Cette fois-ci il avait les ailes repliées, alors qu’il fondait sur Cort comme une balle vivante, sans se soucier du gourdin brandi par le vieil instructeur.

Les temps anciens.

Les temps anciens et les crimes passés.

Non loin de Cort apparaissait le visage rieur de la prostituée avec laquelle le garçon s’était amusé, cette nuit-là. Ce parfum dans la Pièce de David, c’était le sien, sucré et bon marché. En en remplissant ses narines, le Pistolero se rappela avoir touché une boucle de la toison pubienne de la femme. Et le souvenir qui lui revint le choqua autant que l’avait choqué l’association d’images qu’il avait faite, tandis que ses doigts glissaient vers sa fente douce et humide : il s’était revu bébé, à la sortie du bain, entre les mains de sa mère.

Il sentit monter une puissante érection et, pris de peur, quitta la pièce.

6

La lumière rouge qui éclairait son chemin avait disparu, et ne demeurait que l’éclat bleu roi tombant des vitraux — des yeux de verre vivant, des yeux de verre qui observaient cet intrus désarmé. À l’extérieur, autour de la Tour Sombre, les roses de Can’-Ka No Rey s’étaient refermées sur le jour finissant. Une partie de son esprit s’émerveillait de se trouver ici. D’avoir réussi à surmonter un à un tous les obstacles qui s’étaient dressés sur son chemin, avec cette inépuisable opiniâtreté. Je suis comme un robot des Grands Anciens, se dit-il. Qui accomplit la tâche pour laquelle il a été programmé, ou bien qui se tuera à l’ouvrage en essayant.

Cependant, une autre partie de lui n’était pas surprise du tout. C’était la partie qui rêvait comme devaient le faire les Rayons même, et cet être plus sombre repensa au cor tombé des mains de Cuthbert — Cuthbert qui était allé à la mort en riant. À ce cor qui devait aujourd’hui encore gésir là où il avait chu, sur la pente rocailleuse de Jéricho Hill.

Et j’ai déjà vu ces pièces, cela va de soi ! Après tout, c’est ma vie qu’elles racontent.

C’était sa vie, en effet. Étage après étage, histoire après histoire (sans oublier mort après mort), les pièces de la Tour, de plus en plus haut perchées, racontaient la vie et la quête de Roland Deschain. Chacune offrait un souvenir bien à elle, et son arôme qui en était comme la signature. Il avait souvent plus d’un étage consacré à une même année. Et après la trente-huitième pièce (trente-huit, soit le double de dix-neuf, si cela ne vous saute pas aux yeux, grand merci), il ne souhaita pas en voir plus. Car dans cette pièce se dressait le bûcher calciné sur lequel avait péri Susan Delgado. Il n’entra pas dans la pièce, mais il regarda le visage sur le mur. Il lui devait au moins ça. Roland, je t’aime ! avait hurlé Susan Delgado, et il savait que c’était la vérité, car seul son amour la rendait reconnaissable. Et, amour ou pas, elle avait quand même brûlé.

Ceci est un lieu de mort, se dit-il. Et pas que cette pièce. Toutes ces pièces. Tous les étages.

Oui, Pistolero, murmura la Voix de la Tour. Mais seulement parce que ta vie est faite de morts.

Et passé le trente-huitième étage, Roland accéléra le pas.

7

De l’extérieur, Roland avait estimé la hauteur de la Tour à cent cinquante mètres environ. Mais en jetant un œil dans la centième, puis la deux centième pièce, il eut la conviction de les avoir déjà gravis huit fois. Bientôt il atteindrait ce que ses amis du côté Amérique appelaient un kilomètre. Mais un tel nombre d’étages était inconcevable — une tour d’un kilomètre de haut ! Impossible ! — pourtant il continua de grimper, de grimper jusqu’à se retrouver presque à courir, et pas une seconde il ne se sentit las. L’idée lui traversa l’esprit qu’il n’atteindrait peut-être jamais le sommet ; que la Tour Sombre était peut-être infinie en hauteur, et éternelle dans le temps. Mais après un moment de réflexion, il rejeta cette hypothèse, car c’était l’histoire de sa vie à lui que racontait la Tour, et même si cette vie avait été longue, elle n’était en aucun cas éternelle. Et dans la mesure où elle avait eu un début (marqué par l’attache en cèdre et le petit ruban de soie bleue), aussi aurait-elle une fin.

Elle était proche, maintenant, à n’en pas douter.

La lumière qu’il sentait derrière ses yeux était à présent plus vive, et plus aussi bleue. Il passa devant une pièce dans laquelle il aperçut Zoltan, l’oiseau du frontalier. Dans une autre il vit la pompe atomique du Relais. Il continua de gravir les marches, dépassa une pièce contenant une homarstruosité morte, et à ce stade la lumière lui parut beaucoup plus éclatante, et plus bleue du tout.

C’était…

Il était presque certain que c’était…

C’était la lumière du soleil. On devait être après le crépuscule, car le Vieil Astre et la Vieille Mère s’étaient levés, pourtant Roland était certain que ce qu’il voyait — ou sentait — c’était la lumière du soleil.

Il poursuivit son ascension sans plus regarder à l’intérieur des pièces, ni prendre la peine de sentir ces arômes du passé. L’escalier se rétrécit progressivement, jusqu’à ce que ses épaules en arrivent presque à toucher les parois de pierre incurvées. Plus de chant à présent, sauf si on considérait le vent comme un chant, car il l’entendait murmurer.

Il franchit une ultime porte. Sur le sol de la pièce minuscule qui se trouvait derrière, il vit un dessin, un portrait dont le visage avait été effacé. Tout ce qui restait c’étaient deux yeux rouges, lançant un regard noir.

J’ai atteint le présent. J’ai atteint maintenant.

Oui, et il y avait bien du soleil, du soleil commala à l’intérieur de ses yeux, et qui l’attendait. Chaud, rude sur sa peau. Le vent soufflait plus fort, et ce son était rude, lui aussi. Implacable. Roland contempla l’escalier, sa courbe ascendante. Ses épaules allaient bel et bien toucher les murs, car le passage n’était pas plus large qu’un cercueil. Encore dix-neuf marches, et alors la pièce au sommet de la Tour Sombre serait sienne.

— Me voici ! s’écria-t-il. Si tu m’entends, entends-moi bien ! J’arrive !

Il gravit les marches une par une, avançant le dos droit et la tête relevée. Alors que les autres pièces étaient ouvertes, celle-ci était fermée, l’accès en était clos par une porte de bois fantôme, avec un seul mot gravé au milieu. Ce mot était

ROLAND.