Выбрать главу

Il saisit le bouton. Une rose sauvage enroulée autour d’un revolver — un des anciens revolvers de son père, et perdus pour toujours — apparaissait en filigrane sur le dessus.

— Pourtant il sera tien de nouveau, murmura la voix de la Tour et la voix des roses — ces voix n’étaient désormais plus qu’une.

Que veux-tu dire ?

Il ne reçut pas de réponse, mais le bouton tourna dans sa main, et c’était peut-être là sa réponse. Roland ouvrit la porte au sommet de la Tour Sombre.

Il vit et comprit instantanément, le savoir tomba sur sa conscience comme un coup de maillet, aussi brûlant que le soleil de ce désert qui était l’apothéose de tous les déserts. Combien de fois avait-il gravi cet escalier pour se retrouver décollé, calciné, rebuté ? Non pas renvoyé au tout début (où le cours des choses aurait encore pu être modifié, et la malédiction du temps, levée), mais à ce jour dans le Désert Mohaine, quand il avait fini par comprendre que sa quête indiscutable et irrationnelle allait être menée à son terme, à sa réussite ? Combien de fois avait-il cheminé en boucle, comme sur cet anneau de cèdre autrefois pincé au-dessus de son nombril, son propre tet-ka can Gan ? Combien de fois cheminerait-il ainsi ?

— Oh non ! hurla-t-il. Je vous en prie, pas encore ! Pitié ! Un peu de pitié !

Les mains l’attirèrent à elles, insensibles. Les mains de la Tour étaient sans pitié.

C’étaient les mains de Gan, les mains du ka, et elles étaient incapables de pitié.

Il sentit l’odeur d’alcali, aussi amère que les larmes. Au-delà de la porte, le désert était blanc ; aveuglant ; desséché ; sans aucun relief, hormis le labyrinthe nuageux des montagnes qui se détachaient sur l’horizon. L’odeur sous l’alcali était celle de l’herbe du diable, des cauchemars, et de la mort.

Mais pas pour toi, pistolero. Jamais pour toi. Toi, tu t’ombroies. Tu te caméléones. Je peux te dire les choses franchement ? Brutalement ? Tu vas de l’avant.

Et chaque fois, tu oublies la fois précédente. Pour toi, chaque fois est la première fois.

Il fit un ultime effort pour reculer : en vain. Le ka était le plus fort.

Roland de Gilead franchit la dernière porte, celle qu’il avait toujours cherchée, celle qu’il avait toujours trouvée. Elle se referma doucement derrière lui.

8

Vacillant sur ses pieds, le Pistolero s’immobilisa quelques instants. Il crut d’abord qu’il allait s’évanouir. C’était à cause de la chaleur, bien sûr. Il y avait bien un souffle d’air, mais il était sec et ne lui apporta aucun réconfort. Il attrapa son outre, la soupesa pour jauger ce qu’il lui restait d’eau à l’intérieur, sut qu’il ferait mieux de ne pas boire — ce n’était pas l’heure de boire — et en prit néanmoins une gorgée.

Pendant une seconde, il avait eu la sensation d’être ailleurs. Dans la Tour même, peut-être bien. Mais le désert était retors, et jalonné de mirages. La Tour Sombre se trouvait encore à des milliers de roues de là. Cette sensation d’avoir gravi des millions de marches, d’avoir inspecté des pièces dans lesquelles tant de visages l’observaient, cette sensation s’estompait déjà.

J’y arriverai, se dit-il en plissant les yeux sous le soleil implacable. Je le jure sur le nom de mon père, j’y arriverai.

Et peut-être que cette fois-ci, si tu y arrives, il en sera autrement, chuchota une voix — la voix du délire du désert, sans aucun doute, car de quelle autre voix pouvait-il bien s’agir ? Il était ce qu’il était, là où il était, rien de plus que ça, rien de plus. Il n’avait aucun humour et très peu d’imagination, mais il était indéfectible. Il était pistolero. Et dans son cœur, bien caché, il ressentait toujours l’appel romantique et amer de la quête.

Tu es celui qui jamais ne change, lui avait dit Cort, par le passé, et dans sa voix Roland aurait juré entendre de la peur… quant à savoir pourquoi Cort aurait bien pu le craindre — lui, un gamin — Roland n’en avait aucune idée. Je serai ta damnation, mon garçon. Tu useras une centaine de paires de bottes, à cheminer jusqu’à l’enfer.

Et Vannay : Ceux qui ne se souviennent pas de leur passé sont condamnés à le revivre.

Et sa mère : Roland, pourquoi faut-il toujours que tu sois si sérieux ? Ne peux-tu jamais te reposer ?

Pourtant la voix se remit à chuchoter

(ce sera peut-être différent, cette fois-ci, il en sera peut-être autrement)

et Roland eut réellement l’impression de sentir autre chose, sous l’alcali et l’herbe du diable. Il crut sentir le parfum de fleurs.

Il lui sembla que c’étaient des roses.

Il balança son gunna d’une épaule sur l’autre, puis toucha le cor qu’il portait à la ceinture, derrière le pistolet qui lui battait la hanche droite. Ce cor antique en cuivre, qu’avait fait sonner Arthur l’Aîné en personne, ou en tout cas c’est ce que racontait l’histoire. Ce cor, Roland l’avait donné à Cuthbert Allgood à Jéricho Hill, et lorsque Cuthbert était tombé, Roland avait pris juste le temps nécessaire pour le ramasser, repoussant la poussière de mort du carnage, qui rampait déjà dans sa gorge.

C’est ton sigleu, murmura la voix assourdie qui brassait dans son souffle le doux parfum des roses ombragées, le parfum de la maison, un soir d’été — ô perdu ! — une pierre, une rose, une porte dérobée ; une pierre, une rose, une porte.

C’est la promesse qui t’est faite que tout sera peut-être différent, Roland — qu’il y aura peut-être enfin le repos. Peut-être même le salut.

Il y eut une pause. Puis la voix conclut :

Si tu tiens droit. Si tu es sincère.

Il secoua la tête pour s’éclaircir l’esprit, songea à reprendre une gorgée d’eau, et se ravisa. Ce soir. Quand il bâtirait son feu de camp, sur les reliquats du feu de Walter. Alors il boirait. Mais pour l’instant…

Pour l’instant, il reprendrait sa route. Quelque part devant lui se dressait la Tour Sombre. Plus proche, cependant, beaucoup plus proche se trouvait l’homme (mais était-ce un homme ? Était-ce vraiment un homme ?) qui lui dirait peut-être comment s’y rendre. Roland le rattraperait, et alors cet homme parlerait — si fait, oui, oui-là, raconte-le sur la montagne tel que tu l’entendrais dans la vallée : Walter finirait par être pris, et Walter parlerait.

Roland porta de nouveau la main à son cor, et la réalité de ce contact lui procura un réconfort étrange, comme s’il ne l’avait jamais touché, auparavant.

Il est temps de se remettre en route.

L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait.

19 juin 1970 — 7 avril 2004

Je dis grand merci à Dieu.

FIN

APPENDICE

« LE CHEVALIER ROLAND S’EN VINT À LA TOUR NOIRE »

de Robert Browning

I
Je pensais, il a menti en chaque mot, L’hideux infirme, de son œil qu’il disait voilé par le songe De biais contemplait l’effet de ses mensonges Sur moi, et sa bouche incapable de masquer les cahots De sa liesse, qui secouait et tordait son corps bot Devant l’agonie de la victime que la mort ronge.