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Une main lui saisit le bras, chose que Roland aurait crue impossible, dans cet état. Il tourna la tête vers sa gauche et vit Eddie qui flottait à ses côtés, nu comme un ver. Ils étaient nus tous les deux, leurs vêtements étant restés dans le monde de l’écrivain.

Roland avait déjà remarqué ce qu’Eddie lui montrait du doigt. Au bout de la pièce, on avait réuni deux lits. Une femme blanche était allongée sur l’un d’eux. Ses jambes — celles-là même dont Susannah s’était servi pour leur visite vaadasch à New York, Roland en était persuadé — étaient écartées. Une femme à tête de rat — une tahine, de toute évidence — était penchée au milieu.

À côté de la femme blanche apparaissait une Noire dont les jambes s’arrêtaient à hauteur des genoux. Il avait beau être en train de flotter en apesanteur, tout nauséeux et nu comme un bébé, jamais de toute sa vie Roland n’avait été aussi heureux de voir quelqu’un. Il en allait évidemment de même pour Eddie. Roland l’entendit pousser un cri de joie au beau milieu de son cerveau et il tendit la main, pour faire taire le jeune homme. Il fallait le faire taire, car Susannah les regardait tous deux, les avait sans doute vus, et si elle leur parlait, il devait se concentrer sur chacune de ses paroles. Car même si ces paroles provenaient bien de sa bouche, c’était probablement le Rayon qui s’exprimerait par elle — la Voix de la Tortue, ou celle de l’Ours.

Les deux femmes portaient des casques métalliques, reliés entre eux par un câble en acier segmenté.

Une sorte de « Mélange des Esprits », comme font les Vulcains[3], fit Eddie, envahissant une nouvelle fois l’intérieur de son crâne et couvrant tout le reste. Ou peut-être que…

Silence ! l’interrompit Roland. Silence, Eddie, au nom de ton père !

Un homme en blouse blanche s’empara d’une paire de forceps à l’air cruel posée sur un plateau et repoussa l’infirmière tahine à tête de rat. Il se pencha vers l’avant, scruta l’entrejambe de Mia en brandissant les forceps au-dessus de sa tête. Tout près, vêtu d’un T-shirt portant des inscriptions du monde d’Eddie et de Susannah, se tenait un autre tahine avec une tête d’oiseau marron et féroce.

Il va nous sentir, pensa Roland. Si on reste trop longtemps dans les parages, il va certainement nous sentir et donner l’alerte.

Mais Susannah le regardait, et sous le rebord du casque ses yeux étaient pleins de fièvre. De cette fièvre de la compréhension. Ses yeux les voyaient, si fait, pour sûr.

Elle ne prononça qu’un seul mot, et en un éclair d’intuition inexplicable mais parfaitement fiable, Roland comprit que ce mot ne provenait pas de Susannah, mais de Mia. Néanmoins, c’était aussi la Voix du Rayon, une force sans doute assez réceptive pour comprendre qu’elle était gravement en danger, et devait impérativement se protéger.

Voll, voilà le mot que prononça Susannah. Il l’entendit dans son esprit, car ils étaient ka-tet et an-tet. Il le vit aussi se dessiner en silence sur les lèvres de la jeune femme, levées vers ce point où elle les voyait flotter tous les deux, témoins secrets d’une scène qui se produisait dans un autre et un autre quand, en cet instant précis.

Le tahine à tête de faucon leva les yeux, essayant sans doute de suivre son regard, ou bien entendant lui aussi le carillon du vaadasch, dans ses oreilles à l’acuité surnaturelle. Alors le médecin abaissa les forceps et les enfourna sous la tunique de Mia. Elle poussa un hurlement. Auquel se joignit celui de Susannah. Et comme si l’être sans substance de Roland pouvait se retrouver propulsé par la force de ces hurlements réunis, comme une cosse de laiteron ballottée par une rafale d’octobre, le Pistolero se sentit soulever violemment, et perdre le contact avec la situation, mais il se raccrocha à ce mot unique. Il fit renaître un souvenir éclatant de sa mère penchée au-dessus de lui, alors qu’il était couché. Dans la chambre de toutes les couleurs, c’est là que se situait la scène, et bien sûr il comprenait à présent ces couleurs qu’à l’époque il n’avait fait qu’accepter comme un jeune garçon, acceptées comme seuls savent tout accepter les enfants à peine sortis de leurs lenges : avec un émerveillement inconditionnel, avec cette certitude indicible que tout vient de la magie.

Sur les fenêtres de la nursery, des vitraux reproduisaient l’Arc-en-Ciel du Magicien avec ses cristaux, bien entendu. Il se rappelait sa mère penchée vers lui, le visage joliment coloré de cette lumière changeante, son capuchon retombé sur les épaules, de sorte qu’il pouvait suivre la courbe de son cou de son œil d’enfant

(Tout vient de la magie)

et de son âme d’amant. Il se rappelait s’être imaginé comment il la courtiserait et comment il la volerait à son père. Puis qu’ils se marieraient et qu’ils auraient des enfants à eux, et qu’ils vivraient pour toujours dans ce royaume de conte de fées appelé Bel-Scintille. Et elle chantait pour lui, Gabrielle Deschain chantait pour son petit garçon aux grands yeux graves levés vers elle, la tête posée sur l’oreiller, le visage déjà marqué des multiples couleurs mouvantes de sa vie d’errance — sa mère qui chantait une petite chanson idiote et cadencée qui faisait :

Petit oiseau, bébé adoré, Amène donc ici ton panier Va, cours, vole Et rapporte de quoi remplir ton panier !

De quoi remplir mon panier, se dit-il alors qu’il était projeté, en apesanteur dans les ténèbres et le refrain terrible du carillon du vaadasch. Les paroles elles-mêmes avaient un certain sens, celui des vieux nombres, c’est ce qu’elle lui avait répondu, quand il avait posé la question. Car l’ancienne comptine disait non pas va, cours, vole, mais vak, kour, voll  : dix-sept, dix-huit, dix-neuf.

Voll, c’est dix-neuf, se dit-il. Bien entendu, tout est dix-neuf. Puis Eddie et lui se retrouvèrent de nouveau dans la lumière, une lumière orangée chargée de fièvre, dans laquelle apparurent Jake et Callahan. Il vit même Ote, posté aux pieds de Jake, la fourrure ébouriffée sur le dos et les babines retroussées, découvrant les crocs.

Vak, kour, voll, se répéta Roland en regardant son fils, ce garçon si petit, tellement seul en face de tous ces ennemis, dans la grande salle du Cochon du Sud. Voll, c’est dix-neuf. De quoi remplir mon panier. Mais quel panier ? Qu’est-ce que ça signifie ?

4

À côté de la Route du Kansas, la vieille Ford de douze ans de John Cullum (cent cinquante-cinq mille au compteur, mais démarrant au quart de tour, comme aimait à le répéter le bonhomme) jouait paresseusement à la bascule au-dessus du bas-côté, les pneus avant effleurant le tapis herbeux puis se soulevant doucement, de sorte que les roues arrière puissent embrasser furtivement la terre tendre. À l’intérieur, deux hommes qui n’avaient pas seulement l’air inconscients, mais transparents, se balançaient mollement au diapason du véhicule, comme des cadavres dans une épave engloutie. Et autour d’eux flottaient les débris qui s’amoncellent dans ces vieilles voitures qui ont vu du pays : cendres, stylos et blocs-notes, quelques cacahuètes centenaires et une pièce d’un penny sorties de sous la banquette arrière, et des aiguilles de pin sur les tapis de sol, et même un tapis en suspension. Dans l’obscurité de la boîte à gants, des objets percutaient timidement les parois.

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3

Dans la série Star Trek, les habitants de la planète Vulcain sont doués de pouvoirs psioniques, alliant méditation, concentration, kinésthésie… Spock utilise essentiellement le « Mind-Meld », ou « mélange des esprits », une technique de transmission de pensée par contact, d’union d’une conscience à une autre, qui dure souvent toute une vie. (N.d.T.)