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Il est près de six heures du matin lorsque, pour la n-ième fois, je me présente au domicile des Bisemont.

Cette fois, le larbin ne dit plus rien. Il m’ouvre la lourde, me file un regard épuisé et dit simplement :

— Monsieur est au salon !

Je m’y rends donc, guidé par le gentleman à gilet rayé. Bisemont est assoupi sur un divan, en veste d’intérieur de soie bleu pervenche.

Mon entrée le fait sursauter. Il se frotte les yeux.

— C’est toi… commence-t-il. Puis il la boucle en me reconnaissant.

Je m’avance après avoir refermé la porte.

— Vous permettez ?

J’attire un siège à moi et j’y dépose mon individu harassé.

Il s’établit un silence poisseux. Un de ces silences de l’aube, poisseux comme un caramel oublié au soleil. Un profond anéantissement m’engourdit. Si je m’écoutais, je piquerais un somme chez le bonhomme.

Pourtant, je ne suis pas venu ici pour lui faire une démonstration de ronflette à embrayage automatique.

Nous nous regardons un bout de temps, très désenchantés. Il n’en peut plus non plus. Ce matin, l’existence lui tire la langue.

— Ça y est, monsieur Bisemont, murmuré je enfin, c’est terminé.

— Qu’est-ce qui est terminé ?

— Votre cauchemar…

Un de ses sourcils est resté soulevé, seule marque de sa curiosité.

— Votre femme est au dépôt, avec une double inculpation de meurtre et une troisième inculpation pour tentative de meurtre !

Il soupire seulement :

— Ah !

Une larme perle, pudique, au bord de sa paupière gauche.

— Il y a une quatrième inculpation morale, que, personnellement, je trouve plus odieuse que les autres, mais que je ne puis retenir contre elle… Elle a essayé de vous faire accuser de crime !

— Je sais, fait-il.

— J’admire votre sang-froid, monsieur Bisemont…

— Ce n’est pas du sang-froid. Ma femme était une malheureuse névrosée… Au lieu de la faire soigner, je me suis contenté de cacher au monde ses faiblesses… Je pige, c’est régulier… Tout se paie, commissaire, je le sais mieux que quiconque !

La confuse sympathie que j’ai commencé d’éprouver pour lui, dans mon bureau, tandis que Béru le maillochait, se développe. C’est carrément de l’admiration que je ressens pour Bisemont.

— Je suis obligé d’écrire un rapport circonstancié. Auparavant, j’ai voulu confronter avec la vôtre ma conception des faits.

— Je vous en remercie…

J’attaque.

— Votre femme avait donc un amant. Nous avons déjà parlé de la première tentative de chantage exercée sur elle par celui-ci. J’ai bien réfléchi. Mme Bisemont vous a montré la lettre parce qu’elle n’avait pas peur d’éveiller vos soupçons. Ses bonnes œuvres, son souci de sauver à tout prix les apparences m’amènent à penser qu’elle était elle-même au courant de vos liaisons à vous, cela lui fournissait en somme des armes contre vous, me trompé-je ?

Il hoche la tête.

— C’est exact.

— Bien. Quand elle vous a soumis la lettre de chantage, vous lui avez fait part de vos soupçons concernant Suquet ?

— Oui.

— Je m’en doutais. Vous ne lui avez pas parlé de votre visite au jeune homme ?

— À quoi bon !

Comprenez bien, bande de déshydratés, c’est à ce détail qu’on commence à mesurer avec un double décimètre la grandeur d’âme de Bisemont. Il épargnait sa vioque ! Il jouait son rôle de mari prêt à assister sa conjointe pour le meilleur et pour le pire !

Je tends la main à mon interlocuteur. Il dépose sa dextre fine dans la mienne.

— Vous avez droit à ma compassion, Bisemont !

— Merci, fait-il simplement.

Je reprends :

— Votre femme n’est pas une imbécile. Je m’étonnais que ces jeunes gens aient pu lui faire accepter cette comédie du meurtre ! Qu’ils aient réussi à la photographier et tout… En réalité, les choses se sont passées de la façon suivante : en examinant le faux cadavre de Suquet, Mme Bisemont a vu que c’était un faux cadavre… Elle s’est aperçue aussi qu’on lui tirait le portrait. Alors elle s’est fâchée. Elle avait la preuve de la trahison odieuse de son jeune amant, la preuve de sa vilenie… Une haine immense de vieille maîtresse bafouée l’a saisie… Elle a voulu se venger. Mais son fameux sens de la self-respectability l’a retenue d’égorger pour de bon ce petit voyou imaginatif… Le complice qui venait de prendre la photo était dans les parages ; si elle tuait, il saurait qu’elle était coupable et la dénoncerait. Elle a eu une idée magistrale. S’étant assurée que le complice n’était plus à l’étage, elle a eu un entretien avec la pseudo-victime. Elle a expliqué à Suquet qu’elle n’était pas dupe, l’a menacé de le faire arrêter ou de je ne sais quoi. Le gosse s’est déballonné et a tout avoué. Alors elle lui a proposé le marché suivant : Suquet et elle joueraient le jeu pour la complice du garçon… Seulement au lieu de partir à Avignon, il resterait à Paris… La nuit, il retournerait à Malmaison, et se cacherait dans l’armure… Savez-vous pourquoi ? Pour vous tuer… Et vous tuer d’une façon pittoresque : elle a prétendu que vous étiez cardiaque et qu’à la moindre émotion vous preniez une syncope. C’était répondre par une histoire à dormir debout à l’autre histoire à dormir debout qu’on avait échafaudée pour elle ! Cet idiot a marché. Elle lui a promis la forte somme. Elle lui a dit qu’il était téméraire de se confier à une jeune fille… Il l’a admis, et c’est pourquoi il a feint de partir à Avignon pour Josée…

« Mme Bisemont, forte de son acceptation, s’est sauvée, comme si elle avait peur… Elle avait son idée : tuer cette petite ordure qui l’avait bafouée sur tous les plans et de la plus ignoble façon… Seulement, elle prévoyait que leurs relations pouvaient êtres dévoilées lorsqu’on enquêterait sur la mort de Suquet. Elle a voulu se préparer un alibi. Le hasard le lui a fourni en me plaçant sur sa route. Elle a joué le jeu avec moi, m’a emmené à Malmaison et m’a laissé croire qu’elle était persuadée de ce meurtre… Que risquait-elle, puisque à l’heure où on pouvait la soupçonner Suquet vivait ?

« Après m’avoir quitté, ayant admirablement joué son rôle de femme affolée, nettement dépassée par les événements, elle vous a adressé une lettre pour vous attirer à l’heure à laquelle elle avait décidé de tuer Suquet dans un endroit désert. Elle ne voulait pas que vous puissiez fournir un alibi, car sa décision était prise : vous charger du meurtre. Ainsi elle se débarrassait simultanément de l’amant et du mari ! À elle l’avenir !

Bisemont croise ses mains. Il semble souffrir.

— Oui, je sais tout cela, maintenant, affirme-t-il.

— L’idée de l’armure était une trouvaille, poursuis-je. C’était amener ce jeune crétin à se neutraliser lui-même. Elle l’a étranglé sans qu’il puisse se défendre, à l’heure où elle prétend être allée au cinéma.

— Hélas ! se lamente Bisemont.

Je détourne les yeux.

— Monsieur Bisemont, sans le vouloir, j’ai provoqué la mort de votre maîtresse.

Il sursaute :

— Vous ?

— Oui. En disant ceci à Mme Bisemont lorsque je l’ai questionnée sur son emploi du temps à l’heure du crime : « J’ai posé cette question à votre mari qui y a répondu de façon satisfaisante ! »

« Elle a pensé alors que vous n’étiez pas allé au rendez-vous fixé par la lettre anonyme et que vous aviez passé la soirée chez votre maîtresse : il fallait absolument tuer ce témoin gênant ! Elle a pris votre coupe-papier afin que le meurtre soit signé, et… elle a fait le nécessaire… Lorsque Josée Boyer, la fiancée de Suquet, a appelé pour demander de l’aide, Mme Bisemont était déjà partie pour exécuter son deuxième forfait.