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Après neuf heures de trajet, j’arrivai finalement à Goose Cove. J’avais roulé sans réfléchir : pourquoi venir ici plutôt qu’à Concord, trouver Harry et Roth ? Des camionnettes de transmission satellite étaient garées sur le bas-côté le long de la route 1, tandis qu’au croisement avec le petit chemin de gravier qui menait à la maison, des journalistes faisaient le pied de grue, intervenant en direct sur des chaînes de télévision. Au moment où je voulus bifurquer, tous se ruèrent autour de ma voiture, bloquant le passage pour voir qui arrivait. L’un d’eux me reconnut et s’exclama : « Hé, c’est cet écrivain, c’est Marcus Goldman ! » La nuée redoubla d’agitation, des objectifs de caméras et d’appareils photo se collèrent à mes vitres et j’entendis qu’on me hurlait toutes sortes de questions : « Pensez-vous que Harry Quebert ait tué cette fille ? » « Saviez-vous qu’il avait écrit Les Origines du mal pour elle ? » « Ce livre doit-il être retiré de la vente ? » Je ne voulais faire aucune déclaration, je gardai mes fenêtres fermées et mes lunettes de soleil sur les yeux. Des agents de la police d’Aurora, présents sur les lieux pour canaliser le flot de journalistes et de curieux, parvinrent à me frayer un passage et je pus disparaître sur le chemin, à l’abri des bosquets de mûres et des grands pins. J’entendis encore quelques journalistes me crier : « Monsieur Goldman, pourquoi venez-vous à Aurora ? Que faites-vous chez Harry Quebert ? Monsieur Goldman, pourquoi êtes-vous là ? »

Pourquoi j’étais là ? Parce que c’était Harry. Et qu’il était probablement mon meilleur ami. Car aussi étonnant que cela pût paraître — et je ne le réalisai moi-même qu’à ce moment-là — Harry était l’ami le plus précieux que j’avais. Durant mes années de lycée et d’université, j’avais été incapable de nouer des relations puissantes avec des amis de mon âge, de ceux qu’on garde pour toujours. Dans ma vie, je n’avais que Harry, et étrangement, il n’était pas question pour moi de savoir s’il était coupable ou non de ce dont on l’accusait : la réponse ne changeait rien à l’amitié profonde que je lui portais. C’était un sentiment étrange : je crois que j’aurais aimé le haïr et lui cracher au visage avec toute la nation ; ç’aurait été plus simple. Mais cette affaire n’affectait en rien les sentiments que je lui portais. Au pire, me disais-je simplement, il est un homme, et les hommes ont des démons. Tout le monde a des démons. La question est simplement de savoir jusqu’où ces démons restent tolérables.

Je me garai sur le parking de gravier, à côté de la marquise. Sa Corvette rouge était là, devant la petite annexe qui servait de garage, comme il la laissait toujours. Comme si le maître était chez lui et que tout allait bien. Je voulus entrer dans la maison, mais elle était fermée à clé. C’était la première fois, autant que je m’en souvienne, que la porte me résistait. Je fis le tour ; il n’y avait plus aucun policier mais l’accès à la partie arrière de la propriété était empêché par des banderoles. Je me contentai d’observer de loin le large périmètre qui avait été établi, empiétant jusqu’à la lisière de la forêt. On devinait le cratère béant qui témoignait de l’intensité des fouilles de la police, et juste à côté les plants d’hortensias oubliés qui étaient en train de sécher.

Je dus rester une bonne heure ainsi, parce que j’entendis bientôt une voiture derrière moi. C’était Roth, qui arrivait de Concord. Il m’avait vu à la télévision et il s’était aussitôt mis en route. Ses premiers mots furent :

— Alors, vous êtes venu ?

— Oui. Pourquoi ?

— Harry m’a dit que vous viendriez. Il m’a dit que vous étiez une foutue tête de mule et que vous alliez venir ici fourrer votre nez dans le dossier.

— Harry me connaît bien.

Roth fouilla dans la poche de son veston et en ressortit un morceau de papier.

— C’est de sa part, me dit-il.

Je dépliai la feuille. C’était un mot écrit à la main.

Mon cher Marcus,

Si vous lisez ces lignes, c’est que vous êtes venu dans le New Hampshire, prendre des nouvelles de votre vieil ami.

Vous êtes un type courageux. Je n’en ai jamais douté. Je jure ici que je suis innocent des crimes dont on m’accuse. Néanmoins, je pense que je vais passer quelque temps en prison et vous avez mieux à faire que de vous occuper de moi. Occupez-vous de votre carrière, occupez-vous de votre roman que vous devez rendre à la fin du mois à votre éditeur. Votre carrière est le plus important à mes yeux. Ne perdez pas votre temps avec moi.

Bien à vous.

Harry
PS : Si d’aventure vous souhaitiez malgré tout rester un peu dans le New Hampshire, ou venir de temps en temps par ici, vous savez que vous êtes chez vous à Goose Cove. Vous pouvez y rester tant que vous voulez.
Je ne vous demande qu’une faveur : nourrissez les mouettes. Mettez du pain sur la terrasse. Nourrissez les mouettes, c’est important.

— Ne le laissez pas tomber, me dit Roth. Quebert a besoin de vous.

Je hochai la tête.

— Comment ça se présente pour lui ?

— Mal. Vous avez vu les infos ? Tout le monde est au courant pour le bouquin. C’est une catastrophe. Plus j’en apprends et plus je me demande comment je vais le défendre.

— D’où vient la fuite ?

— À mon avis, directement du bureau du procureur. Ils veulent augmenter la pression sur Harry en l’accablant auprès de l’opinion publique. Ils veulent des aveux complets, ils savent que dans une affaire vieille de trente ans, rien ne vaut les aveux.

— Quand pourrai-je le voir ?

— Dès demain matin. La prison d’État se trouve à la sortie de Concord. Où allez-vous séjourner ?

— Ici, si c’est possible.

Il eut une moue.

— J’en doute, dit-il. La police a perquisitionné la maison. C’est une scène de crime.

— La scène de crime n’est pas là où il y a le trou ? demandai-je.

Roth s’en alla inspecter la porte d’entrée, puis il fit rapidement le tour de la maison avant de revenir vers moi en souriant.

— Vous feriez un bon avocat, Goldman. Il n’y a pas de scellés sur la maison.

— Ça veut dire que j’ai le droit de m’y installer ?

— Ça veut dire que vous n’avez pas l’interdiction de vous y installer.

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

— C’est la beauté du droit en Amérique, Goldman : lorsqu’il n’y a pas de loi, vous l’inventez. Et si on ose vous chercher des poux, vous allez jusqu’à la Cour suprême qui vous donne raison et publie un arrêt à votre nom : Goldman contre État du New Hampshire. Savez-vous pourquoi on doit vous lire vos droits quand on vous arrête dans ce pays ? Parce que dans les années 1960, un certain Ernesto Miranda a été condamné pour viol sur la base de ses propres aveux. Eh bien, figurez-vous que son avocat a décrété que c’était injuste parce que ce brave Miranda n’était pas allé bien longtemps à l’école et qu’il ne savait pas que le Bill of Rights l’autorisait à ne rien avouer. L’avocat en question a fait tout un foin, saisi la Cour suprême et tout le tralala, et figurez-vous qu’il gagne, ce con ! Aveux invalidés, arrêt Miranda contre État de l’Arizona célèbre, et désormais le flic qui vous coffre doit ânonner : « Vous avez le droit de garder le silence et le droit à un avocat, et si vous n’avez pas les moyens, un avocat vous sera commis d’office. » Bref, ce bla-bla idiot qu’on entend tout le temps au cinéma, on le doit à l’ami Ernesto ! Moralité, la justice en Amérique, Goldman, c’est un travail d’équipe : tout le monde peut y participer. Donc prenez possession de cet endroit, rien ne vous en empêche, et si la police a le culot de venir vous enquiquiner, dites qu’il y a un vide juridique, mentionnez la Cour suprême et puis menacez-les aussi de dommages et intérêts colossaux. Ça effraie toujours. Par contre, je n’ai pas les clés de la maison.