Je sortis un jeu de ma poche.
— Harry me l’avait confié à l’époque, dis-je.
— Goldman, vous êtes un magicien ! Mais de grâce, ne franchissez pas les bandes de police : nous aurions des ennuis.
— Promis. Au fait, Benjamin, qu’est-ce que la perquisition de la maison a donné ?
— Rien. La police n’a rien trouvé. C’est la raison pour laquelle la maison est libre d’accès.
Roth repartit et je pénétrai dans cette immense maison déserte. Je verrouillai la porte derrière moi et je me rendis directement dans le bureau, à la recherche de la fameuse boîte. Mais elle n’y était plus. Qu’est-ce que Harry pouvait bien en avoir fait ? Je voulais absolument mettre la main dessus et je me mis à fouiller les bibliothèques du bureau et du salon ; en vain. Je décidai alors d’inspecter chaque pièce de la maison, à la recherche du moindre élément qui pourrait m’aider à comprendre ce qui s’était passé ici en 1975. Était-ce dans l’une de ces pièces que Nola Kellergan avait été assassinée ?
Je finis par trouver quelques albums de photos que je n’avais jamais vus ou jamais remarqués. J’en ouvris un au hasard, et je découvris à l’intérieur des clichés de Harry et moi à l’époque de l’université. Dans les salles de cours, dans la salle de boxe, sur le campus, dans ce diner où nous nous retrouvions souvent. Il y avait même des images de la remise de mon diplôme. L’album suivant était rempli de coupures de presse à propos de moi et de mon livre. Certains passages étaient entourés en rouge, ou surlignés ; je réalisai à cet instant que Harry avait depuis toujours suivi mon parcours avec beaucoup d’attention, conservant religieusement tout ce qui pouvait s’y rapporter. Je trouvai même un extrait d’un journal de Newark qui remontait à un an et demi et qui retraçait la cérémonie organisée en mon honneur au lycée de Felton. Comment s’était-il procuré cet article ? Je me rappelais bien de ce jour. C’était peu avant Noël 2006 : mon premier roman avait dépassé le million d’exemplaires vendus et le proviseur du lycée de Felton, où j’avais effectué mes études secondaires, emporté par l’effervescence de mon succès, avait décidé de me rendre un hommage qu’il jugeait mérité.
L’inauguration avait eu lieu en grande pompe un samedi après-midi dans le hall principal du lycée, devant un parterre choisi d’élèves, d’anciens élèves et de quelques journalistes locaux. Tout ce beau monde avait été entassé sur des chaises pliables face à un grand drap que le proviseur avait fait tomber après un discours triomphal, dévoilant une grande armoire en verre, ornée de l’inscription En hommage à Marcus P. Goldman, dit « le Formidable », élève de ce lycée de 1993 à 1998, et à l’intérieur de laquelle avaient été disposés un exemplaire de mon roman, mes anciens bulletins de notes, quelques photographies, mon maillot de joueur de crosse et celui de l’équipe de course à pied.
Je souris en relisant l’article. Mon passage au lycée de Felton High, petit établissement très tranquille du nord de Newark et peuplé d’adolescents calmes, avait marqué les mémoires au point que mes camarades et mes professeurs m’avaient surnommé le Formidable. Mais en ce jour de décembre 2006, ce que tous ignoraient au moment d’applaudir cette vitrine à ma gloire, c’est que je ne devais qu’à une suite de quiproquos, d’abord fortuits puis savamment orchestrés, le fait d’être devenu la vedette incontestée de Felton durant quatre longues et belles années.
L’épopée du Formidable commença en même temps que ma première année de lycée, lorsqu’il me fallut choisir une discipline sportive pour mon cursus. J’avais décidé que ce serait du football ou du basket-ball, mais le nombre de places au sein de ces deux équipes était limité et, malheureusement pour moi, le jour des inscriptions, j’arrivai très en retard au bureau des enregistrements. « Je suis fermée, m’avait dit la grosse femme qui en était la responsable. Revenez l’année prochaine. — S’il vous plaît, M’dame, l’avais-je suppliée, je dois absolument être inscrit dans une discipline sportive, sinon je serai recalé. — Ton nom ? avait-elle soupiré. — Goldman. Marcus Goldman, M’dame. — Quel sport ? — Football. Ou basket. — Complet les deux. Il me reste soit l’équipe de danse acrobatique soit celle de crosse. »
La crosse ou la danse acrobatique. Autant dire la peste ou le choléra. Je savais que rejoindre l’équipe de danse me vaudrait les railleries de mes camarades et j’optai donc pour la crosse. Mais Felton n’avait pas eu de bonne équipe de crosse depuis deux décennies, au point que plus aucun élève ne voulait en faire partie : ceux qui la composaient désormais étaient les recalés de toutes les autres disciplines, ou ceux qui arrivaient en retard le jour des inscriptions. Et voilà comment j’intégrai une équipe décimée, peu vaillante et maladroite, mais qui allait faire ma gloire. Espérant être repêché en cours de saison par l’équipe de football, je voulus faire des prouesses sportives pour que l’on me remarquât : je m’entraînai avec une motivation sans précédent et au bout de deux semaines, notre coach vit en moi l’étoile qu’il attendait depuis toujours. Je fus immédiatement promu capitaine de l’équipe et il ne me fallut pas fournir d’immenses efforts pour qu’on me considérât comme le meilleur joueur de crosse de l’histoire du lycée. Je battis sans difficulté le record de buts des vingt années précédentes — qui était absolument exécrable — et pour cette prouesse, je fus inscrit au tableau des mérites du lycée, ce qui n’était encore jamais arrivé à un élève de première année. Cela ne manqua pas d’impressionner mes camarades et d’attirer l’attention de mes professeurs : par cette expérience, je compris que pour être formidable il suffisait de biaiser les rapports aux autres ; tout n’était finalement qu’une question de faux-semblants.
Je me pris rapidement au jeu. Il ne fut évidemment plus question pour moi de quitter l’équipe de crosse car ma seule obsession était désormais de devenir le meilleur, par tous les moyens, d’être dans la lumière, à tout prix. Il y eut ainsi ce concours général de projets individuels de sciences, remporté par une petite peste surdouée qui s’appelait Sally, et où je terminai, moi, à la seizième place. Lors de la remise du prix, dans l’auditorium du lycée, je m’arrangeai pour prendre la parole et je m’inventai des week-ends entiers de bénévolat avec des handicapés mentaux qui avaient considérablement empiété sur l’avancement de mon projet, avant de conclure, les yeux brillants de larmes : « Peu m’importent les premiers prix, si je peux apporter une étincelle de bonheur à mes amis les enfants trisomiques. » Tout le monde fut évidemment bouleversé, et cela me valut d’éclipser Sally aux yeux des professeurs, de mes camarades, et de Sally elle-même qui, ayant un petit frère lourdement handicapé — ce que j’ignorais —, refusa son prix et exigea qu’il me soit remis. Cet épisode me valut de voir mon nom s’afficher sous les catégories sport, sciences et prix de camaraderie du tableau des mérites, que j’avais secrètement rebaptisé le tableau démérite, pleinement conscient de mes impostures. Mais je ne pouvais pas m’arrêter ; j’étais comme possédé. Une semaine plus tard, je battis le record de vente de billets de tombola en me les achetant à moi-même avec l’argent de deux étés passés à nettoyer les pelouses de la piscine municipale. Il n’en fallut pas plus pour qu’une rumeur parcourût bientôt le lycée : Marcus Goldman était un être d’une exceptionnelle qualité. C’est cette constatation qui poussa élèves et professeurs à m’appeler le Formidable, comme une marque de fabrique, une garantie de réussite absolue ; et ma petite notoriété s’étendit bientôt jusqu’à l’ensemble de notre quartier de Newark, emplissant mes parents d’une immense fierté.