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Cette réputation galvaudée m’incita à pratiquer le noble art de la boxe. J’avais toujours eu un faible pour la boxe, et j’avais toujours été un assez bon cogneur, mais ce que je recherchais en allant m’entraîner en secret dans un club de Brooklyn, à une heure de train de chez moi, là où personne ne me connaissait, là où le Formidable n’existait pas, c’était de pouvoir être faillible : je venais revendiquer le droit d’être battu par plus fort que moi, le droit de perdre la face. C’était la seule façon de m’évader loin du monstre de perfection que j’avais créé : dans cette salle de boxe, le Formidable pouvait perdre, il pouvait être mauvais. Et Marcus pouvait exister. Car peu à peu, mon obsession d’être le numéro un absolu dépassa l’imaginable : plus je gagnais, plus j’avais peur de perdre.

Au cours de ma troisième année, pour cause de restriction budgétaire, le principal dut se résoudre à démanteler l’équipe de crosse qui coûtait trop cher au lycée par rapport à ce qu’elle lui rapportait. À mon grand dam, il me fallut donc choisir une nouvelle discipline sportive : les équipes de football et de basket-ball me faisaient évidemment les yeux doux, mais je savais qu’en rejoignant l’une d’elles, je serais confronté à des joueurs autrement plus doués et déterminés que mes compagnons de crosse. Je risquais d’être éclipsé, de retomber dans l’anonymat, ou pire, de régresser : que dirait-on lorsque Marcus Goldman dit « le Formidable », ancien capitaine de l’équipe de crosse et recordman du nombre de buts marqués ces vingt dernières années, se retrouverait waterboy de l’équipe de football ? Je vécus deux semaines d’angoisse ; jusqu’à ce que j’entende parler de la très inconnue équipe de course à pied du lycée, qui se composait de deux obèses courts sur pattes et d’un maigrichon sans force. Il s’avéra de surcroît qu’il s’agissait là de la seule discipline au sein de laquelle Felton ne participait à aucune compétition inter-lycées : ceci m’assurait de ne jamais devoir me mesurer à qui que ce fût de dangereux pour moi. C’est donc soulagé et sans la moindre hésitation que je rejoignis l’équipe de course de Felton, au sein de laquelle, et dès le premier entraînement, je battis sans difficulté le record de vitesse de mes placides coéquipiers, sous les regards amoureux de quelques groupies et du principal.

Tout aurait pu très bien se passer si le principal justement, séduit par mes résultats, n’avait pas eu l’idée saugrenue d’organiser une grande compétition de course entre les établissements de la région afin de redorer le blason de son lycée, certain que le Formidable allait gagner haut la main. À l’annonce de cette nouvelle, pris de panique, je m’entraînai sans relâche durant un mois tout entier ; mais je savais que je ne pouvais rien face aux coureurs des autres lycées, rompus aux compétitions. Moi, je n’étais qu’une façade, du contre-plaqué : j’allais me faire ridiculiser, et sur mes propres terres de surcroît.

Le jour de la course, tout Felton ainsi que la moitié de mon quartier étaient là pour m’acclamer. Le départ fut donné et, comme je le craignais, je me fis immédiatement distancer par tous les autres coureurs. Le moment était crucial : ma réputation était en jeu. C’était une course de six miles, soit vingt-cinq tours de stade. Vingt-cinq humiliations. J’allais finir dernier, battu et déshonoré. Peut-être même doublé par le premier. Je devais sauver le Formidable à tout prix. Je réunis alors toutes mes forces, toute mon énergie, et dans un élan désespéré, je me lançai dans un sprint fou : sous les vivats de la foule acquise à ma cause, je pris la tête de la course. C’est à ce moment que je recourus au plan machiavélique que j’avais échafaudé : étant provisoirement premier de la compétition et sentant que j’avais atteint mes limites, je fis mine de me prendre les pieds dans le sol et je me jetai par terre, avec roulés-boulés spectaculaires, hurlements, cris de la foule et au final, pour moi, une jambe cassée, ce qui n’était certes pas prévu mais qui, au prix d’une opération et de deux semaines d’hôpital, sauva la grandeur de mon nom. Et la semaine suivant cet incident, le journal du lycée écrivit à mon sujet :

Durant cette course d’anthologie, Marcus Goldman dit « le Formidable », alors qu’il dominait largement ses adversaires et qu’il était promis à une écrasante victoire, a été victime de la mauvaise qualité de la piste : il a lourdement chuté et s’est cassé une jambe.

Ce fut la fin de ma carrière de coureur et de ma carrière de sportif : pour cause de blessure grave, je fus dispensé de sport jusqu’à la fin du lycée. Pour mon engagement et mon sacrifice, j’eus droit à une plaque à mon nom dans la vitrine des honneurs, où trônait déjà mon maillot de crosse. Quant au principal, maudissant la mauvaise qualité des installations de Felton, il fit refaire à grands frais tout le revêtement de la piste du stade, finançant les travaux en puisant dans le budget des sorties du lycée, privant ainsi les élèves de toutes les classes de la moindre activité durant l’année qui suivit.

Au terme de mes années de lycée, bardé de bonnes notes, de diplômes de mérite et de lettres de recommandation, il me fallut faire le choix fatidique de l’université. Et lorsque, une après-midi, je me retrouvai dans ma chambre, allongé sur mon lit, avec devant moi trois lettres d’acceptation, l’une de Harvard, l’autre de Yale et la troisième de Burrows, petite université inconnue du Massachusetts, je n’hésitai pas : je voulais Burrows. Aller dans une grande université, c’était risquer de perdre mon étiquette de « Formidable ». Harvard ou Yale, c’était mettre la barre trop haut : je n’avais aucune envie d’affronter les élites insatiables venues des quatre coins du pays et qui parasiteraient les tableaux d’honneur. Les tableaux d’honneur de Burrows me semblaient beaucoup plus accessibles. Le Formidable ne voulait pas se brûler les ailes. Le Formidable voulait rester le Formidable. Burrows, c’était parfait : un campus modeste où j’aurais la certitude de briller. Je n’eus pas de peine à convaincre mes parents que le département de lettres de Burrows était en tous points supérieur à celui de Harvard et de Yale, et voici comment, à l’automne 1998, je débarquai de Newark dans cette petite ville industrielle du Massachusetts où j’allais faire la rencontre de Harry Quebert.