— La vérité ? Mais laquelle, Monsieur Goldman ? Celle de Dieu ou celle des hommes ?
— La vôtre. Quelle est votre vérité sur la mort de Louisa Kellergan ? David Kellergan a-t-il tué sa femme ?
Le pasteur Lewis se leva du fauteuil dans lequel il était assis et alla fermer la porte de son bureau, qui était restée entrouverte. Il se posta ensuite devant la fenêtre et scruta l’extérieur. Cette scène me rappela immédiatement notre visite au Chef Pratt. Gahalowood me fit un signe pour me dire qu’il prenait le relais.
— David était un homme si bon, finit par souffler Lewis.
— Était ? releva Gahalowood.
— Il y a trente-neuf ans que je ne l’ai pas vu.
— Battait-il sa fille ?
— Non ! Non. C’était un homme au cœur pur. Un homme de foi. Quand il a débarqué à Mt Pleasant, les travées étaient désertes. Six mois plus tard, il faisait salle comble le dimanche matin. Il n’aurait jamais pu faire le moindre mal à sa femme, ni à sa fille.
— Alors qui étaient-ils ? demanda doucement Gahalowood. Qui étaient les Kellergan ?
Le pasteur Lewis appela sa femme. Il demanda du thé au miel pour tout le monde. Il retourna s’asseoir dans son fauteuil et nous regarda tour à tour. Il avait le regard tendre et la voix chaude. Il nous dit :
— Fermez les yeux, Messieurs. Fermez-les yeux. À présent, nous sommes à Jackson, Alabama, année 1953.
Jackson, Alabama, janvier 1953
C’était une histoire comme l’Amérique les aime. Un jour du début de l’année 1953, un jeune pasteur venu de Montgomery entra dans le bâtiment délabré du temple de Mt Pleasant, au centre de Jackson. C’était un jour de tempête : des rideaux d’eau tombaient du ciel, les rues étaient balayées par des bourrasques d’une rare violence. Les arbres se balançaient, des journaux arrachés au crieur réfugié sous le store d’une devanture volaient dans les airs, tandis que les passants couraient d’abri en abri pour progresser à travers l’intempérie.
Le pasteur poussa la porte du temple, qui claqua sous l’effet du vent : l’intérieur était sombre, il faisait glacial. Il avança lentement le long des travées. La pluie s’infiltrait par le toit percé, formant des flaques éparses au sol. L’endroit était désert, il n’y avait pas le moindre fidèle et peu de signes d’occupation. À la place des cierges, il ne restait que quelques cadavres de cire. Il avança vers l’autel, puis avisant la chaire, il posa le pied sur la première marche de l’escalier en bois pour y monter.
— Ne faites pas ça !
La voix qui venait de jaillir du néant le fit sursauter. Il se retourna et vit alors un petit homme rond sortir de l’obscurité.
— Ne faites pas ça, répéta-t-il. Les escaliers sont vermoulus, vous risqueriez de vous rompre le cou. Vous êtes le révérend Kellergan ?
— Oui, répondit David, mal à l’aise.
— Bienvenue dans votre nouvelle paroisse, révérend. Je suis le pasteur Jeremy Lewis, je dirige la Communauté de la Nouvelle Église du Sauveur. Au départ de votre prédécesseur, on m’a demandé de veiller sur cette congrégation. Maintenant, elle est vôtre.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main chaleureuse. David Kellergan grelottait.
— Vous tremblez ? constata Lewis. Mais vous êtes mort de froid ! Venez, il y a un café à l’angle de la rue. Allons prendre un bon grog et nous parlerons.
C’est ainsi que Jeremy Lewis et David Kellergan firent connaissance. Installés dans le café proche, ils laissèrent passer la tempête.
— On m’avait dit que Mt Pleasant n’allait pas bien, sourit David Kellergan, un peu décontenancé, mais je dois dire que je ne m’attendais pas à ça.
— Oui. Je ne vous cache pas que vous vous apprêtez à prendre les commandes d’une paroisse en piteux état. Les paroissiens ne viennent plus, ils ne font plus de dons. Le bâtiment est en ruine. Il y a du boulot. J’espère que ça ne vous effraie pas.
— Vous verrez, révérend Lewis, il en faut plus pour m’effrayer.
Lewis avait souri. Il était déjà séduit par la forte personnalité et le charisme de son jeune interlocuteur.
— Êtes-vous marié ? lui demanda-t-il.
— Non, révérend Lewis. Encore célibataire.
Le nouveau pasteur Kellergan passa six mois à faire le tour de chaque maisonnée de la paroisse pour se présenter aux fidèles et les convaincre de retourner sur les bancs de Mt Pleasant le dimanche. Puis il leva des fonds pour refaire le toit du temple et, comme il n’avait pas servi en Corée, il participa à l’effort de guerre en mettant sur pied un programme de réinsertion pour les vétérans. Certains se portèrent volontaires ensuite pour participer à la réfection de la salle paroissiale attenante. Peu à peu, la vie communautaire reprit, le temple de Mt Pleasant retrouva de sa splendeur et rapidement, David Kellergan fut considéré comme l’étoile montante de Jackson. Des notables, membres de la paroisse, le voyaient en politique. On disait qu’il pourrait décrocher la municipalité. Peut-être viser ensuite un mandat fédéral. Sénateur, qui sait. Il en avait le potentiel.
Un soir de la fin de l’année 1953, David Kellergan alla dîner dans un petit restaurant proche du temple. Il s’installa au comptoir, comme il le faisait souvent. À côté de lui, une jeune femme qu’il n’avait pas remarquée se retourna soudain et, le reconnaissant, lui sourit.
— Bonjour, révérend, dit-elle.
Il sourit en retour, un peu emprunté.
— Excusez-moi, Mademoiselle, mais est-ce qu’on se connaît ?
Elle éclata de rire et fit jouer ses boucles blondes.
— Je suis membre de votre paroisse. Je m’appelle Louisa. Louisa Bonneville.
Confus de ne pas la reconnaître, il rougit, et elle en rit de plus belle. Il alluma une cigarette pour se donner un peu de contenance.
— Je peux en avoir une ? demanda-t-elle.
Il lui tendit son paquet.
— Vous ne direz pas que je fume, hein, révérend ? dit Louisa.
Il sourit.
— C’est promis.
Louisa était la fille d’un notable de la paroisse. David et elle commencèrent à se fréquenter. Ils tombèrent bientôt amoureux. Tout le monde disait qu’ils formaient un couple superbe et épanoui. Ils se marièrent au cours de l’été 1955. Ils respiraient le bonheur. Ils voulaient beaucoup d’enfants, ils en voulaient au moins six, trois garçons et trois filles, des enfants gais et rieurs qui feraient vivre la maison de Lower Street dans laquelle le jeune couple Kellergan venait d’emménager. Mais Louisa ne parvenait pas à tomber enceinte. Elle consulta plusieurs spécialistes, d’abord sans succès. Finalement, l’été 1959, son médecin lui annonça la bonne nouvelle : elle était enceinte.
Le 12 avril 1960, à l’hôpital général de Jackson, Louisa Kellergan donna naissance à son premier et unique enfant.
— C’est une fille, annonça le médecin à David Kellergan, qui faisait les cent pas dans le couloir.
— Une fille ! s’exclama le révérend Kellergan, irradiant de bonheur.
Il s’empressa de rejoindre sa femme qui tenait le nouveau-né contre elle. Il l’enlaça et regarda le bébé aux yeux encore clos. On lui devinait déjà des cheveux blonds, comme sa mère.
— Si nous l’appelions Nola ? proposa Louisa.
Le révérend trouva que c’était un très joli prénom et il acquiesça.
— Bienvenue, Nola, dit-il à sa fille.
Durant les années qui suivirent, la famille Kellergan fut citée en exemple en toutes occasions. La bonté du père, la douceur de la mère et leur fille merveilleuse. David Kellergan ne s’économisait pas : il fourmillait d’idées et de projets, toujours soutenu par sa femme. Les dimanches d’été, ils allaient régulièrement pique-niquer à la Communauté de la Nouvelle Église du Sauveur, par amitié pour le pasteur Jeremy Lewis, avec qui David Kellergan avait gardé des liens étroits depuis leur rencontre, presque dix ans plus tôt, par un jour de tempête. Les gens qui les fréquentèrent à cette période considéraient tous avec admiration le bonheur de la famille Kellergan.