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— Et vous avez ensuite évité de croiser Harry pendant trente ans, dis-je. Parce que vous étiez les deux seuls à connaître le secret de Nola.

— Elle était mon seul enfant, vous comprenez ! Je voulais que tout le monde garde un bon souvenir d’elle. Pas qu’on pense qu’elle était folle. Elle n’était pas folle, d’ailleurs ! Juste fragile ! Et puis, si la police avait su la vérité sur ses crises, ils n’auraient pas entrepris toutes ces recherches pour la retrouver. Ils auraient dit qu’elle était une folle et une fugueuse !

Gahalowood se tourna vers moi.

— Qu’est-ce que tout ceci signifie, l’écrivain ?

— Que Harry nous a menti : il ne l’a pas attendue au motel. Il voulait rompre. Il savait depuis toujours qu’il allait rompre avec Nola. Il n’a jamais prévu de s’enfuir avec elle. Le 30 août 1975, elle a reçu une dernière lettre de Harry qui lui disait qu’il était parti sans elle.

Après les révélations du père Kellergan, Gahalowood et moi retournâmes immédiatement au quartier général de la police d’État, à Concord, pour comparer la lettre avec la dernière page du manuscrit retrouvé avec Nola : elles étaient identiques.

— Il avait tout prévu ! m’écriai-je. Il savait qu’il la quitterait. Il savait depuis toujours.

Gahalowood acquiesça :

— Quand elle lui propose de s’enfuir, lui sait qu’il ne partira pas avec elle. Il se voit mal s’encombrer d’une fille de quinze ans.

— Pourtant elle a lu le manuscrit, relevai-je.

— Bien sûr, mais elle croit à un roman. Elle ignore que c’est leur histoire exacte qu’a écrite Harry et que la fin est déjà scellée : Harry ne veut pas d’elle. Stefanie Larjinjiak nous disait qu’ils correspondaient et que Nola guettait la venue du facteur. Le samedi matin, jour de la fuite, jour où elle s’imagine qu’elle va partir vers le bonheur avec l’homme de sa vie, elle va faire un dernier contrôle de la boîte aux lettres. Elle veut s’assurer qu’il n’y a pas une lettre oubliée qui pourrait compromettre leur fuite en révélant des informations de premier ordre. Mais elle trouve ce mot de lui, qui lui dit que tout est fini.

Gahalowood étudia l’enveloppe contenant la dernière lettre.

— Il y a bien une adresse sur l’enveloppe, mais elle n’est ni timbrée, ni cachetée, dit-il. Elle a été directement déposée dans sa boîte aux lettres.

— Vous voulez dire par Harry ?

— Oui. Sans doute l’a-t-il déposée pendant la nuit, avant de s’enfuir, loin. Il le fait probablement à la dernière minute, dans la nuit du vendredi au samedi. Pour qu’elle ne vienne pas au motel. Pour qu’elle comprenne qu’il n’y aura jamais de rendez-vous. Le samedi, lorsqu’elle découvre son mot, elle rentre dans une rage folle, elle décompense, elle fait une terrible crise, elle se martyrise elle-même. Le père Kellergan, paniqué, s’enferme une fois de plus dans son garage. Lorsqu’elle retrouve ses esprits, Nola fait le lien avec le manuscrit. Elle veut des explications. Elle prend le manuscrit, et se met en route pour le motel. Elle espère que ce n’est pas vrai, que Harry sera là. Mais en route, elle rencontre Luther. Et ça tourne mal.

— Mais alors, pourquoi Harry revient-il à Aurora le lendemain de la disparition ?

— Il apprend que Nola a disparu. Il lui a laissé cette lettre : il panique. Il s’inquiète certainement pour elle, probablement se sent-il coupable, mais surtout, j’imagine qu’il a peur que quelqu’un mette la main sur cette lettre, ou sur le manuscrit, et qu’il ait des ennuis. Il préfère être à Aurora pour suivre l’évolution de la situation, peut-être même pour récupérer des preuves qu’il juge compromettantes.

Il fallait retrouver Harry. Je devais impérativement lui parler. Pourquoi m’avoir fait croire qu’il avait attendu Nola alors qu’il lui avait écrit une lettre d’adieu ? Gahalowood lança une recherche générale, sur la base de ses relevés de cartes de crédit et d’appels téléphoniques. Mais sa carte de crédit était muette et son téléphone n’émettait plus. En interrogeant la base de données des douanes, nous découvrîmes qu’il avait franchi le poste de Milbrooke, dans le Vermont et qu’il était entré au Canada.

— Alors il a passé la frontière avec le Canada, dit Gahalowood. Pourquoi le Canada ?

— Il pense que c’est le paradis des écrivains, répondis-je. Dans le manuscrit qu’il m’a laissé, Les Mouettes d’Aurora, il finit là-bas avec Nola.

— Oui, mais je vous rappelle que son livre ne raconte pas la vérité. Non seulement Nola est morte, mais il semble qu’il n’ait jamais prévu de s’enfuir avec elle. Pourtant il vous laisse ce manuscrit, dans lequel Nola et lui se retrouvent au Canada. Alors, où est la vérité ?

— Je n’y comprends rien ! pestai-je. Pourquoi diable s’est-il enfui ?

— Parce qu’il a quelque chose à cacher. Mais nous ne savons pas exactement quoi.

Nous l’ignorions encore à cet instant, mais nous n’étions pas au bout de nos surprises. Deux événements majeurs allaient bientôt apporter des réponses à nos questions.

Le soir même, j’indiquai à Gahalowood que je prenais un vol pour New York le lendemain.

— Comment ça, vous rentrez à New York ? Mais vous êtes complètement fou, l’écrivain, on touche au but ! Donnez-moi votre passeport, que je vous le confisque.

Je souris.

— Je ne vous abandonne pas, sergent. Mais il est temps.

— Le temps de quoi ?

— D’aller voter. L’Amérique a rendez-vous avec l’Histoire.

*

Ce 5 novembre 2008, à midi, alors que New York fêtait toujours l’avènement d’Obama, j’avais rendez-vous avec Barnaski pour déjeuner chez Pierre. La victoire démocrate l’avait mis de bonne humeur : « J’aime les blacks ! me dit-il. J’aime les beaux blacks ! Si vous vous faites inviter à la Maison-Blanche, emmenez-moi avec vous ! Bon, alors, qu’avez-vous de si important à me dire ? »

Je lui racontai ce que j’avais découvert à propos de Nola et de son diagnostic de psychose infantile, son visage s’illumina :

— Donc les scènes où vous décrivez les maltraitances de la mère, c’est en fait Nola qui se les inflige ?

— Oui.

— C’est formidable ! hurla-t-il à travers le restaurant. Votre bouquin est d’un genre précurseur ! Le lecteur est lui-même dans un moment de démence puisque le personnage de la mère existe sans exister vraiment. Vous êtes un génie, Goldman ! Un génie !

— Non, je me suis simplement planté. Je me suis laissé berner par Harry.

— Harry était au courant ?

— Oui. Et après il a disparu de la surface de la terre.

— Comment ça ?

— Il est introuvable. Apparemment, il a passé la frontière avec le Canada. Il m’a laissé pour seul indice un message sibyllin et un manuscrit inédit sur Nola.

— Vous avez les droits ?

— Je vous demande pardon ?

— Pour le manuscrit inédit, vous avez les droits ? Je vous les rachète !

— Mais bon sang, Roy ! Ce n’est pas la question !

— Oh, pardon. Je ne faisais que demander.

— Il y a un détail qui manque. Il y a quelque chose que je n’ai pas compris. Cette histoire de psychose infantile, Harry qui disparaît. Il manque un élément au puzzle, je le sais, mais je suis perdu.

— Vous êtes un grand angoissé, Marcus, et croyez-moi, les angoisses ça ne sert à rien. Allez chez le docteur Freud et faites-vous prescrire des pilules qui détendent. De mon côté, je vais contacter la presse, on va préparer un communiqué à propos de la maladie de la gamine, on va faire croire à tout le monde qu’on le savait depuis le début mais que c’était la surprise du chef : une façon de montrer que la vérité est parfois ailleurs et qu’il ne faut pas se limiter aux premières impressions. Ceux qui vous ont dégommés se couvriront de ridicule et il se dira que vous êtes un grand précurseur. Du coup, on reparlera de votre bouquin, et on en revendra un joli petit paquet. Parce qu’avec un coup pareil, même ceux qui n’avaient aucune intention de l’acheter ne pourront pas résister à la curiosité de savoir comment vous avez représenté la mère. Goldman, vous êtes un génie ; le déjeuner, c’est pour moi.