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Je me rendis pour la première fois à Aurora au début janvier 2000, pendant les vacances universitaires de Noël. À ce moment-là, il y avait environ un an et demi que Harry et moi nous connaissions. Je me souviens que j’étais venu avec du vin pour lui et des fleurs pour sa femme. Harry, en voyant l’immense bouquet, me regarda avec un drôle d’air et me dit :

— Des fleurs ? Voilà qui est intéressant, Marcus. Avez-vous des confidences à me faire ?

— C’est pour votre femme.

— Ma femme ? Mais je ne suis pas marié.

Je réalisai alors que depuis tout ce temps que nous nous fréquentions, nous n’avions jamais parlé de sa vie intime : il n’y avait pas de Madame Harry Quebert. Il n’y avait pas de famille Harry Quebert. Il n’y avait que Quebert. Quebert tout seul. Quebert qui s’emmerdait chez lui au point de se lier d’amitié avec l’un de ses étudiants. Je compris cela surtout à cause de son frigidaire : peu après mon arrivée, alors que nous étions installés dans le salon, une pièce magnifique aux murs tapissés de boiseries et de bibliothèques, Harry me demanda si je voulais quelque chose à boire.

— Limonade ? me proposa-t-il.

— Volontiers.

— Il y en a un pichet dans le frigo, fait tout exprès pour vous. Allez donc vous servir, et apportez-m’en un grand verre également, merci.

Je m’exécutai. En ouvrant le frigo, je constatai qu’il était vide : il n’y avait à l’intérieur qu’un misérable pichet de limonade préparé avec soin, avec des glaçons en forme d’étoiles, des écorces de citron et des feuilles de menthe… c’était un frigo d’homme seul.

— Votre frigo est vide, Harry, dis-je en revenant dans le salon.

— Oh, j’irai faire des courses tout à l’heure. Veuillez-m’en excuser, je n’ai pas l’habitude de recevoir.

— Vous vivez seul ici ?

— Bien entendu. Avec qui voulez-vous que je vive ?

— Je veux dire : vous n’avez pas de famille ?

— Non.

— Pas de femme, ni d’enfants ?

— Rien.

— Une petite copine ?

Il sourit tristement :

— Pas de petite copine. Rien.

Ce premier séjour à Aurora me fit réaliser que l’image que j’avais de Harry était tronquée : sa maison du bord de mer était immense mais complètement vide. Harry L. Quebert, vedette de la littérature américaine, professeur respecté, adulé par ses étudiants, charmeur, charismatique, élégant, boxeur, intouchable, devenait Harry tout court lorsqu’il rentrait chez lui, dans sa petite ville du New Hampshire. Un homme acculé, parfois un peu triste, qui aimait les longues promenades sur la plage, en bas de chez lui, et qui avait très à cœur de distribuer aux mouettes du pain sec qu’il gardait dans une boîte en fer-blanc frappée de l’inscriptionSOUVENIR DE ROCKLAND, MAINE. Et je me demandais ce qui avait bien pu se passer dans la vie de cet homme pour qu’il termine ainsi.

La solitude de Harry ne m’aurait pas tourmenté si notre amitié ne s’était pas mise à faire courir d’inévitables bruits. Les autres étudiants, ayant remarqué que j’entretenais une relation privilégiée avec lui, insinuèrent qu’entre Harry et moi, c’était de l’amour pédé. Un samedi matin, tracassé par les remarques de mes camarades, je finis par le lui demander de but en blanc :

— Harry, pourquoi êtes-vous toujours si seul ?

Il hocha la tête ; je vis briller ses yeux.

— Vous essayez de me parler d’amour, Marcus, mais l’amour, c’est compliqué. L’amour, c’est très compliqué. C’est à la fois la plus extraordinaire et la pire chose qui puisse arriver. Vous le découvrirez un jour. L’amour, ça peut faire très mal. Vous ne devez pas pour autant avoir peur de tomber, et surtout pas de tomber amoureux, car l’amour, c’est aussi très beau, mais comme tout ce qui est beau, ça vous éblouit et ça vous fait mal aux yeux. C’est pour ça que souvent, on pleure après.

À partir de ce jour, je me mis à rendre régulièrement visite à Harry à Aurora. Parfois, je venais de Burrows juste pour la journée, parfois j’y passais la nuit. Harry m’apprenait à devenir écrivain, et moi je faisais en sorte qu’il se sente moins seul. Et c’est ainsi que pendant les années qui suivirent et qui menèrent jusqu’au terme de mon cursus universitaire, je croisais à Burrows Harry Quebert, l’écrivain-vedette, et je côtoyais à Aurora Harry tout court, l’homme seul.

À l’été 2003, après cinq années passées à Burrows, j’obtins mon diplôme de littérature. Le jour de la remise des diplômes, après la cérémonie dans le grand amphithéâtre où je prononçai mon discours de major de promotion, où ma famille et des amis venus de Newark vinrent constater avec émotion que j’étais toujours le Formidable, je fis quelques pas avec Harry à travers le campus. Nous flânâmes sous les grands platanes, et le hasard de notre promenade nous mena jusqu’à la salle de boxe. Le soleil était radieux, c’était une journée magnifique. Nous fîmes un dernier pèlerinage à travers les sacs et les rings.

— C’est là que tout a commencé, dit Harry. Qu’allez-vous faire désormais ?

— Rentrer à New York. Écrire un livre. Devenir un écrivain. Tel que vous me l’avez appris. Écrire un grand roman.

Il sourit :

— Un grand roman ? Patience, Marcus, vous avez toute la vie pour cela. Vous reviendrez de temps en temps par ici, hein ?

— Bien sûr.

— Il y a toujours de la place pour vous à Aurora.

— Je sais, Harry. Merci.

Il me regarda et m’attrapa par les épaules.

— Les années ont passé depuis notre rencontre. Vous avez bien changé, vous êtes devenu un homme. J’ai hâte de lire votre premier roman.

Nous nous fixâmes longuement et il ajouta :

— Au fond, pourquoi voulez-vous écrire, Marcus ?

— Je n’en sais rien.

— Ce n’est pas une réponse. Pourquoi écrivez-vous ?

— Parce que j’ai ça dans le sang. Et que lorsque je me lève le matin, c’est la première chose qui me vient à l’esprit. C’est tout ce que je peux dire. Et vous, pourquoi êtes-vous devenu écrivain, Harry ?

— Parce qu’écrire a donné du sens à ma vie. Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, la vie, d’une manière générale, n’a pas de sens. Sauf si vous vous efforcez de lui en donner un et que vous vous battez chaque jour que Dieu fait pour atteindre ce but. Vous avez du talent, Marcus : donnez du sens à votre vie, faites souffler le vent de la victoire sur votre nom. Être écrivain, c’est être vivant.

— Et si je n’y arrive pas ?

— Vous y arriverez. Ce sera difficile, mais vous y arriverez. Le jour où écrire donnera un sens à votre vie, vous serez un véritable écrivain. D’ici là, surtout, n’ayez pas peur de tomber.

C’est le roman que j’écrivis durant les deux années qui suivirent qui me propulsa au sommet. Plusieurs maisons d’édition proposèrent de m’en acheter le manuscrit, et, finalement, dans le courant de l’année 2005, je signai un contrat pour une jolie somme d’argent avec la prestigieuse maison d’édition new-yorkaise Schmid & Hanson, dont le puissant directeur Roy Barnaski, en homme d’affaires avisé, me fit signer un contrat global pour cinq ouvrages. Dès sa parution, à l’automne 2006, le livre connut un immense succès. Le Formidable du lycée de Felton devint un romancier célèbre et ma vie s’en trouva bouleversée : j’avais vingt-huit ans et j’étais désormais riche, connu et talentueux. J’étais loin de me douter que la leçon de Harry ne faisait que débuter.