— Il y avait des restes humains, et un sac en cuir. Un sac frappé à l’intérieur du nom de Nola Kellergan. Je l’ai ouvert, il y avait un manuscrit, en relativement bon état. J’imagine que le cuir a conservé le papier.
— Comment avez-vous su que ce manuscrit était celui de Harry Quebert ?
— Sur le moment, je l’ignorais. Je le lui ai montré en salle d’interrogatoire et il l’a aussitôt reconnu. J’ai contrôlé le texte ensuite, évidemment. Il correspond mot pour mot à son bouquin, Les Origines du mal, publié en 1976, moins d’une année après le drame. Drôle de coïncidence, non ?
— Le fait qu’il ait écrit un livre sur Nola ne prouve pas qu’il l’ait tuée. Il dit que ce manuscrit avait disparu, et qu’il arrivait que Nola s’en empare.
— On a retrouvé le cadavre de la gamine dans son jardin. Avec le manuscrit de son bouquin. Apportez-moi la preuve de son innocence, l’écrivain, et peut-être que je changerai d’avis.
— J’aimerais voir ce manuscrit.
— Impossible. Pièce à conviction.
— Mais je vous ai dit que j’enquêtais aussi, insistai-je.
— Votre enquête ne m’intéresse pas, l’écrivain. Vous aurez accès au dossier aussitôt que Quebert sera passé devant le Grand Jury.
Je voulus montrer que je n’étais pas un amateur et que moi aussi, j’avais une certaine connaissance de l’affaire.
— J’ai parlé avec Travis Dawn, l’actuel chef de la police d’Aurora. Apparemment, au moment de la disparition de Nola, ils avaient une piste : le conducteur d’une Chevrolet Monte Carlo noire.
— Je suis au courant, répliqua Gahalowood. Et devinez quoi, Sherlock Holmes : Harry Quebert avait une Chevrolet Monte Carlo noire.
— Comment savez-vous pour la Chevrolet ?
— J’ai lu le rapport de l’époque.
Je réfléchis une seconde et je dis :
— Une minute, sergent. Si vous êtes si malin, expliquez-moi pourquoi Harry aurait fait planter des fleurs là où il aurait enterré Nola ?
— Il s’imaginait que les jardiniers creuseraient moins profondément.
— Ça n’a aucun sens et vous le savez. Harry n’a pas tué Nola Kellergan.
— Comment pouvez-vous en être aussi certain ?
— Il l’aimait.
— Ils disent tous ça pendant leur procès : « Je l’aimais trop, alors je l’ai tuée. » Quand on aime, on ne tue pas.
Sur ces paroles, Gahalowood se leva de sa chaise pour me signifier qu’il en avait terminé avec moi.
— Vous partez déjà, sergent ? Mais notre enquête commence à peine.
— Notre ? La mienne, vous voulez dire.
— On se revoit quand ?
— Jamais, l’écrivain. Jamais.
Il partit sans autre forme de salutation.
Si ce Gahalowood ne me prenait pas au sérieux, il en était en revanche tout autrement de Travis Dawn, que j’allai trouver peu après au poste de police d’Aurora, pour lui apporter le message anonyme découvert la veille au soir.
— Je viens te voir parce que j’ai trouvé ça à Goose Cove, lui dis-je en posant le morceau de papier sur son bureau.
Il le lut.
— Rentre chez toi, Goldman ? Ça date de quand ?
— Hier soir. Je suis parti me promener sur la plage. En revenant, ce message était coincé dans l’embrasure de la porte d’entrée.
— Et j’imagine que tu n’as rien vu…
— Rien.
— C’est la première fois ?
— Oui. En même temps, ça ne fait que deux jours que je suis là…
— Je vais enregistrer une plainte pour ouvrir un dossier. Il va falloir être prudent, Marcus.
— Je croirais entendre ma mère.
— Non, c’est sérieux. Ne sous-estime pas l’impact émotionnel de cette histoire. Je peux garder cette lettre ?
— Elle est à toi.
— Merci. Et qu’est-ce que je peux faire d’autre pour toi ? Je suppose que tu n’es pas venu ici uniquement pour me parler de ce bout de papier.
— J’aimerais que tu m’accompagnes à Side Creek, si tu as le temps. Je voudrais voir l’endroit où tout s’est passé.
Non seulement Travis accepta de m’emmener à Side Creek, mais il me fit également faire un voyage dans le temps de trente-trois ans en arrière. À bord de sa voiture de patrouille, nous parcourûmes l’itinéraire qu’il avait lui-même emprunté lorsqu’il avait répondu au premier appel de Deborah Cooper. Depuis Aurora, en suivant la route 1 en direction du Vermont qui longe la côte, nous passâmes devant Goose Cove, puis, quelques miles plus loin, nous arrivâmes à l’orée de la forêt de Side Creek et à l’intersection avec Side Creek Lane, le chemin au bout duquel habitait Deborah Cooper. Travis y bifurqua et nous arrivâmes bientôt devant la maison, une jolie bâtisse de planches, faisant face à l’océan et cernée par les bois. C’était un endroit magnifique mais complètement perdu.
— Ça n’a pas changé, me dit Travis pendant que nous faisions le tour de la maison. La peinture a été refaite, c’est un peu plus clair qu’avant. Le reste est exactement comme c’était à l’époque.
— Qui habite ici à présent ?
— Un couple de Boston, qui vient passer les mois d’été. Ils ne viennent qu’en juillet et partent à la fin août. Le reste du temps, il n’y a personne.
Il me montra la porte arrière, qui donnait sur la cuisine et reprit :
— La dernière fois que j’ai vu Deborah Cooper en vie, elle était devant cette porte. Le Chef Pratt venait d’arriver : il lui a dit de rester bien sagement chez elle et de ne pas s’en faire, et nous sommes partis fouiller les bois. Qui aurait pu imaginer que vingt minutes plus tard, elle serait tuée d’une balle dans la poitrine.
Tout en parlant, Travis prit la direction de la forêt. Je compris qu’il retournait sur le sentier qu’il avait emprunté avec le Chef Pratt, trente-trois ans plus tôt.
— Qu’est devenu le Chef Pratt ? demandai-je en le suivant.
— Il est à la retraite. Il habite toujours à Aurora, sur Mountain Drive. Tu l’as certainement déjà croisé. Un type plutôt costaud qui porte des pantalons de golf en toute circonstance.
Nous nous enfonçâmes parmi les rangées d’arbres. À travers la végétation dense, on pouvait voir la plage, légèrement en contrebas. Après un bon quart d’heure de marche, Travis s’arrêta net devant trois pins bien droits.
— C’était là, me dit-il.
— Là quoi ?
— Là que nous avons trouvé tout ce sang, des touffes de cheveux blonds, un morceau de tissu rouge. C’était atroce. Je reconnaîtrai toujours cet endroit : il y a plus de mousse sur les pierres, les arbres ont grandi, mais pour moi, rien n’a changé.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Nous avons compris qu’il se passait quelque chose de grave, mais nous n’avons pas eu le temps de nous attarder plus ici car le fameux coup de feu a retenti. C’est fou, nous n’avons rien vu venir… Je veux dire, on a forcément croisé la gamine ou son meurtrier, à un moment donné… Je sais pas comment on a pu passer à côté de ça… Je pense qu’ils étaient cachés dans les bosquets et qu’il l’empêchait de crier. La forêt est immense, ce n’est pas difficile d’y passer inaperçu. J’imagine qu’elle a fini par profiter d’un moment d’inattention de son agresseur pour se défaire de son étreinte et qu’elle a couru jusqu’à la maison pour chercher du secours. Il est venu la chercher dans la maison et s’est débarrassé de la mère Cooper.
— Donc, quand vous entendez le coup, vous revenez immédiatement à la maison…