— Oui.
Nous refîmes le chemin en sens inverse et retournâmes à la maison.
— Tout s’est passé à la cuisine, me dit Travis. Nola arrive de la forêt en appelant à l’aide ; la mère Cooper la recueille puis va au salon pour rappeler la police et prévenir que la gamine est là. Je sais que le téléphone est dans le salon parce que je l’avais moi-même utilisé une demi-heure plus tôt pour appeler le Chef Pratt. Pendant qu’elle téléphone, l’agresseur pénètre dans la cuisine pour récupérer Nola, mais à ce moment-là Cooper réapparaît et il l’abat. Puis il emmène Nola et la traîne jusqu’à sa voiture.
— Où était cette voiture ?
— Sur le bord de la route 1, là où elle longe cette maudite forêt. Viens, je vais te montrer.
De la maison, Travis m’emmena à nouveau dans la forêt mais dans une tout autre direction cette fois, me guidant d’un pas sûr à travers les arbres. Nous débouchâmes rapidement sur la route 1.
— La Chevrolet noire était là. À l’époque, les abords directs de la route étaient moins dégagés et elle était dissimulée par les buissons.
— Comment sait-on que c’est le chemin qu’il a pris ?
— Il y avait des traces de sang de la maison jusqu’ici.
— Et la voiture ?
— Évaporée. Comme je te le disais, un adjoint du shérif qui arrivait en renfort par cette route est tombé dessus par hasard. Une poursuite s’est engagée, on a dressé des barrages dans toute la région, mais il nous a semés.
— Comment le meurtrier a-t-il fait pour passer entre les mailles du filet ?
— Ça, je voudrais bien le savoir, et je dois dire qu’il y a beaucoup de questions que je me pose depuis trente-trois ans à propos de cette affaire. Tu sais, il n’y a pas un jour qui passe sans qu’en montant dans ma voiture de police, je me demande ce qui se serait passé si on avait rattrapé cette saloperie de Chevrolet. Peut-être qu’on aurait pu sauver la petite.
— Alors tu penses qu’elle était à bord ?
— Maintenant qu’on a retrouvé son corps à deux miles d’ici, je dirais que c’est certain.
— Et tu penses aussi que c’était Harry qui conduisait cette Chevrolet noire, hein ?
Il haussa les épaules.
— Disons simplement qu’au vu des récents événements, je ne vois pas qui ça pourrait être d’autre.
L’ancien chef de la police Gareth Pratt, que j’allai trouver le même jour, semblait être du même avis que son adjoint de l’époque quant à la culpabilité de Harry. Il me reçut sous son porche, en pantalons de golf. Sa femme, Amy, après nous avoir servi à boire, fit semblant de s’occuper des bacs de plantes ornant sa marquise pour écouter notre conversation, ce dont elle ne se cachait pas puisqu’elle commentait ce que disait son mari.
— Je vous ai déjà vu, non ? me demanda Pratt.
— Oui, je viens souvent à Aurora.
— C’est ce gentil jeune homme qui a écrit ce livre, lui indiqua sa femme.
— Vous êtes pas ce type qui a écrit un livre ? répéta-t-il.
— Si, répondis-je. Entre autres.
— Gareth, je viens de te le dire, coupa Amy.
— Ma chérie, ne nous interromps pas, s’il te plaît : c’est moi qui reçois du monde, merci beaucoup. Alors, Monsieur Goldman, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?
— À vrai dire, j’essaie de répondre à quelques questions que je me pose à propos de l’assassinat de Nola Kellergan. J’ai parlé avec Travis Dawn qui m’a indiqué que vous aviez déjà des soupçons sur Harry à l’époque.
— C’est vrai.
— Sur quelle base ?
— Quelques éléments nous avaient mis la puce à l’oreille. Notamment la tournure de la poursuite : elle impliquait que le meurtrier soit un type du coin. Il fallait connaître parfaitement la région pour parvenir à disparaître comme ça alors que toutes les polices du comté étaient sur les dents. Et puis il y avait cette Monte Carlo noire. Vous vous en doutez, on a fait la liste de tous les propriétaires de ce modèle habitant dans la région : le seul parmi eux à ne pas avoir d’alibi était Quebert.
— Pourtant, vous n’avez finalement pas suivi la piste Harry Quebert.
— Non, parce que hormis cette histoire de voiture, nous n’avions aucun véritable élément à charge contre lui. On l’a d’ailleurs très rapidement écarté de notre liste de suspects. La découverte du corps de cette pauvre petite dans son jardin prouve que nous avons eu tort. C’est fou, j’ai toujours eu tellement de sympathie pour ce type… Au fond, peut-être que ça a faussé mon jugement. Il a toujours été tellement charmant, amical, convaincant… Je veux dire, vous-même, Monsieur Goldman, qui, si j’ai bien compris, le connaissez bien : maintenant que vous savez pour la gamine dans le jardin, vous ne repensez pas à quelque chose qu’il aurait fait ou dit un jour et qui aurait pu éveiller en vous le moindre soupçon ?
— Non, Chef. Rien dont je me souvienne.
De retour à Goose Cove, je vis, au-delà des banderoles de police, les plants d’hortensias qui se mouraient au bord du trou, toutes racines dehors. Je me rendis alors dans la petite annexe qui servait de garage et j’y dénichai une bêche. Puis, pénétrant dans la zone interdite, je creusai dans un carré de terre molle, face à l’océan, et j’y plantai les fleurs.
30 août 2002
— Harry ?
Il était six heures matin. Il était sur la terrasse de Goose Cove, une tasse de café à la main. Il se retourna.
— Marcus ? Vous en sueur… Ne me dites pas que vous êtes déjà allé courir ?
— Si. J’ai fait mes huit miles.
— À quelle heure vous êtes-vous levé ?
— Tôt. Vous vous souvenez, il y a deux ans, quand j’ai commencé à venir ici et que vous me forciez à me lever à l’aube ? J’ai pris le pli désormais. Je me lève tôt, pour que le monde m’appartienne. Et vous, que faites-vous dehors ?
— J’observe, Marcus.
— Qu’observez-vous ?
— Vous voyez ce petit coin d’herbe coincé entre les pins et qui domine la plage ? Il y a longtemps que je veux en faire quelque chose. C’est la seule parcelle de la propriété qui soit plane et utilisable pour aménager un petit jardin. Je voudrais me créer un joli petit endroit, avec deux bancs, une table en fer et tout autour des hortensias. Beaucoup d’hortensias.
— Pourquoi les hortensias ?
— J’ai connu quelqu’un qui aimait ça. Je voudrais avoir des massifs d’hortensias pour me souvenir d’elle toujours.
— C’est quelqu’un que vous avez aimé ?
— Oui.
— Vous avez l’air triste, Harry.
— N’y prêtez pas attention.
— Harry, pourquoi ne me parlez-vous jamais de votre vie amoureuse ?
— Parce qu’il n’y a rien à en dire. Regardez plutôt, regardez bien. Ou plutôt fermez les yeux ! Oui, fermez-les bien pour qu’aucune lumière ne traverse vos paupières. Vous voyez ? Il y a ce chemin pavé qui part de la terrasse et conduit jusqu’aux hortensias. Et il y a ces deux petits bancs, desquels on peut voir à la fois l’océan et les fleurs magnifiques. Que peut-il y avoir de mieux que de voir l’océan et les hortensias ? Il y a même un petit bassin, avec une fontaine en forme de statue au milieu. Et s’il est assez grand, je mettrai des carpes japonaises multicolores dedans.
— Des poissons ? Ils ne tiendront pas une heure, les mouettes les boufferont.
Il sourit.
— Les mouettes ont le droit de faire ce qu’elles veulent ici, Marcus. Mais vous avez raison : je ne mettrai pas de carpes dans le bassin. Allez prendre une bonne douche chaude, voulez-vous. Avant que vous n’attrapiez la mort ou je ne sais pas quelle autre saloperie qui fera penser à vos parents que je m’occupe mal de vous. Moi, je vais préparer le petit déjeuner. Marcus…