— Oui, Harry ?
— Si j’avais eu un fils…
— Je sais, Harry. Je sais.
Le matin du jeudi 19 juin 2008, je me rendis au Sea Side Motel. Sa localisation était très simple : depuis Side Creek Lane, on continuait tout droit sur la route 1 pendant quatre miles, en direction du nord, et on ne pouvait pas alors rater cet immense panneau en bois qui indiquait :
Le lieu où Harry avait attendu Nola existait depuis toujours ; j’étais certainement passé devant des centaines de fois mais je n’y avais jamais prêté la moindre attention — et d’ailleurs quelles raisons aurais-je eues de le faire jusqu’à ce jour ? C’était un bâtiment en bois, surmonté d’un toit rouge et entouré par une roseraie ; la forêt se dressait juste derrière. Toutes les chambres du rez-de-chaussée donnaient directement sur le parking ; on accédait à celles de l’étage par un escalier extérieur.
D’après l’employé de la réception que j’interrogeai, l’établissement n’avait guère changé depuis sa construction, si ce n’est que les chambres avaient été modernisées et qu’un restaurant avait été accolé au corps du bâtiment. Pour preuve de ce qu’il avançait, il me ressortit le livre souvenir des quarante ans du motel, confirmant ses dires en me montrant des photos d’époque.
— Pourquoi vous intéressez-vous tant à cet endroit ? finit-il par me demander.
— Parce que je suis à la recherche d’un renseignement très important, lui dis-je.
— Je vous écoute.
— Je voudrais savoir si quelqu’un a dormi ici, dans la chambre 8, la nuit du samedi 30 août au dimanche 31 août 1975.
Il éclata de rire.
— 1975 ? Vous êtes sérieux ? Depuis qu’on garde les registres sur informatique, on peut remonter à deux ans, maximum. Je peux vous dire qui dormait là le 30 août 2006, si vous voulez. Enfin, techniquement, parce que ce sont des informations que je n’ai pas le droit de vous révéler, évidemment.
— Donc il n’y a aucun moyen de savoir ?
— Hormis le registre, les seuls éléments que nous conservons sont les adresses e-mail de notre newsletter. Seriez-vous intéressé à recevoir notre newsletter ?
— Non merci. Mais j’aimerais visiter la chambre 8 si c’est possible.
— Vous ne pouvez pas visiter. Mais elle est libre. Voulez-vous la louer pour la nuit ? C’est cent dollars.
— Votre panneau indique que toutes les chambres sont à soixante-quinze dollars. Vous savez quoi, je vais vous filer vingt dollars, vous allez me montrer cette chambre et tout le monde sera content.
— Vous êtes dur en affaires. Mais j’accepte.
La chambre 8 se situait au premier étage. C’était une chambre tout ce qu’il y a de plus de commun, avec un lit, un mini-bar, une télévision, un petit bureau et une salle de bains.
— Pourquoi cette chambre vous intéresse-t-elle tant ? demanda l’employé.
— C’est compliqué. Un ami me dit qu’il y a passé une nuit, il y a trente ans. Si c’est vrai, ça veut dire qu’il est innocent de ce dont on l’accuse.
— Et de quoi l’accuse-t-on ?
Je ne répondis pas à la question et interrogeai encore :
— Pourquoi appeler cet endroit le Sea Side Motel ? Il n’y a même pas de vue sur la mer.
— Non, mais un sentier va jusqu’à la plage, à travers la forêt. C’est écrit dans le prospectus. Mais les clients s’en moquent pas mal : ceux qui s’arrêtent ici ne vont pas à la plage.
— Vous voulez dire que, par exemple, on pourrait longer le bord de mer depuis Aurora, traverser la forêt et arriver ici.
— Techniquement, oui.
Je passai le reste de ma journée à la bibliothèque municipale, à consulter les archives et essayer de reconstituer le fil du passé. À cet exercice, Erne Pinkas me fut d’un grand secours : il ne compta pas son temps pour m’aider dans mes recherches.
D’après les journaux d’époque, personne n’avait rien vu d’étrange le jour de la disparition : ni Nola qui s’enfuyait, ni un rôdeur à proximité de la maison. Aux yeux de tous, cette disparition restait un grand mystère, que le meurtre de Deborah Cooper épaississait encore un peu plus. Néanmoins, certains témoins — des voisins pour l’essentiel — avaient fait état de bruits et de cris dans la maison des Kellergan ce jour-là, tandis que d’autres avaient rapporté qu’en fait de bruits il s’agissait de la musique que le révérend écoutait particulièrement fort, comme il le faisait souvent. Les investigations de l’Aurora Star indiquaient que le père Kellergan bricolait dans son garage et qu’il écoutait toujours de la musique en travaillant. Il élevait suffisamment le volume pour couvrir le bruit de ses outils, estimant que de la bonne musique, même jouée trop fort, était toujours préférable au son des marteaux. Mais si sa fille avait appelé au secours, il aurait pu ne rien entendre. D’après Pinkas, le père Kellergan s’en voulait toujours d’avoir mis cette musique aussi fort : il n’avait jamais quitté la maison familiale de Terrace Avenue, dans laquelle il vivait reclus, se repassant en boucle ce même disque, à en devenir sourd, comme pour se punir. Des deux parents Kellergan, il ne restait aujourd’hui plus que lui. La mère, Louisa, était morte il y a longtemps. Apparemment, le soir où l’on avait appris que c’était bien le corps de la petite Nola qui avait été déterré, des journalistes étaient venus assaillir le vieux David Kellergan chez lui. « C’était une scène d’une telle tristesse, me dit Pinkas. Il a dit quelque chose de ce genre : Alors elle est morte… J’avais économisé depuis tout ce temps pour qu’elle puisse aller à l’université. Et figure-toi que le lendemain, cinq fausses Nola se sont présentées à sa porte. Pour le pognon. Le pauvre en était complètement déboussolé. On vit vraiment à une époque dingue : l’humanité a le cœur plein de merde, Marcus. Voilà mon avis. »
— Et le père, il faisait souvent ça, mettre la musique à fond ? demandai-je.
— Oui, tout le temps. Tu sais, à propos de Harry… J’ai croisé la mère Quinn hier, en ville…
— La mère Quinn ?
— Oui, c’est l’ancienne propriétaire du Clark’s. Elle raconte à qui veut l’entendre qu’elle savait depuis toujours que Harry avait des vues sur Nola… Elle dit qu’elle avait une preuve irréfutable à l’époque.
— Quel genre de preuve ? demandai-je.
— J’en sais rien. T’as des nouvelles de Harry ?
— Je vais aller le voir demain.
— Salue-le de ma part.
— Rends-lui visite, si tu veux. Ça lui fera plaisir.
— Je suis pas trop sûr de le vouloir.
Je savais que Pinkas, soixante-quinze ans, retraité d’une usine de textile de Concord, qui n’avait pas fait d’études et regrettait de n’avoir jamais pu assouvir sa passion pour les livres en dehors de sa fonction de bibliothécaire bénévole, vouait une gratitude éternelle à Harry depuis que celui-ci lui avait permis de suivre librement des cours de littérature à l’université de Burrows. Je l’avais donc toujours considéré comme l’un de ses plus fidèles soutiens, mais voilà que même lui préférait désormais prendre ses distances avec Harry.
— Tu sais, me dit-il, Nola était une fille tellement spéciale, douce, gentille avec tout le monde. Tout le monde l’aimait ici ! C’était comme notre fille à nous tous. Alors comment Harry a-t-il pu… Je veux dire, même s’il ne l’a pas tuée, il lui a écrit ce livre ! Enfin, merde ! Elle avait quinze ans ! C’était une gosse ! L’aimer au point de lui faire un livre ? Un livre d’amour ! Moi j’ai été marié avec ma femme pendant cinquante ans et j’ai jamais eu besoin de lui écrire un livre.