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— Je vous en supplie, Marcus, ouvrez-moi ! Gémissait-elle. Sortez de ce bureau, allez vous promener un peu au parc. Vous n’avez rien mangé aujourd’hui !

Je lui répondais en hurlant :

— Pas faim ! Pas faim ! Pas de bouquin, pas de repas !

Elle en sanglotait presque.

— Ne dites pas d’horreur, Marcus. Je vais aller au deli de l’angle de la rue vous chercher des sandwichs au roast-beef, vos préférés. Je me dépêche ! Je me dépêche !

Je l’entendais attraper son sac et courir jusqu’à la porte d’entrée avant de se jeter dans les escaliers, comme si sa précipitation allait changer quelque chose à ma situation. Car j’avais enfin pris la mesure du mal qui me frappait : écrire un livre en partant de rien m’avait semblé très facile, mais à présent que j’étais au sommet, à présent qu’il me fallait assumer mon talent et répéter la marche épuisante vers le succès qu’est l’écriture d’un bon roman, je ne m’en sentais plus capable. J’étais terrassé par la maladie des écrivains et il n’y avait personne pour m’aider : ceux à qui j’en parlais me disaient que c’était trois fois rien, que c’était sûrement très commun et que si je n’écrivais pas mon livre aujourd’hui, je le ferais demain. J’essayai, deux jours durant, d’aller travailler dans mon ancienne chambre, chez mes parents, à Newark, là même où j’avais trouvé l’inspiration pour mon premier roman. Mais cette tentative se solda par un échec lamentable, auquel ma mère ne fut peut-être pas étrangère, notamment pour avoir passé ces deux journées assise à côté de moi, à scruter l’écran de mon ordinateur portable et à me répéter : « C’est très bien, Markie. »

— Maman, je n’ai pas écrit une ligne, finis-je par dire.

— Mais je sens que ça va être très bon.

— Maman, si tu me laissais seul.

— Pourquoi seul ? As-tu mal au ventre ? As-tu besoin de péter ? Tu peux péter devant moi, mon chéri. Je suis ta mère.

— Non, je n’ai pas besoin de péter, Maman.

— As-tu faim alors ? Veux-tu des pancakes ? Des gaufres ? Quelque chose de salé ? Des œufs peut-être ?

— Non, je n’ai pas faim.

— Alors pourquoi veux-tu que je te laisse ? Es-tu en train d’essayer de dire que la présence de la femme qui t’a donné la vie te dérange ?

— Non, tu ne me déranges pas, mais.

— Mais quoi ?

— Rien, Maman.

— Il te faudrait une petite copine, Markie. Crois-tu que je ne sais pas que tu as rompu avec cette actrice télévisuelle ? Comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Lydia Gloor. De toute façon, on n’était pas vraiment ensemble, Maman. Je veux dire : c’était juste une histoire comme ça.

— Une histoire comme ça, une histoire comme ça ! Voilà ce que font les jeunes maintenant : ils font des histoires comme ça et ils se retrouvent à cinquante ans chauves et sans famille !

— Quel est le rapport avec être chauve, Maman ?

— Il n’y en a pas. Mais trouves-tu normal que j’apprenne que tu es avec cette fille en lisant un magazine ? Quel fils fait ça à sa mère, hein ? Figure-toi que juste avant ton départ en Floride, j’arrive chez Scheingetz — le coiffeur, pas le boucher — et là tout le monde me regarde avec un drôle d’air. Je demande ce qui se passe, et voilà que Madame Berg, son casque de permanente sur la tête, me montre le magazine qu’elle lit : il y a une photo de toi et de cette Lydia Gloor, dans la rue, ensemble, et le titre de l’article qui dit que vous vous êtes séparés. Tout le salon de coiffure savait que vous aviez rompu et moi je ne savais même pas que tu fréquentais cette fille ! Bien sûr, je ne voulais pas passer pour une imbécile : j’ai dit que c’était une femme charmante et qu’elle était souvent venue dîner à la maison.

— Maman, je ne t’en ai pas parlé parce que ce n’était pas sérieux. Ce n’était pas la bonne, tu comprends.

— Mais ce n’est jamais la bonne ! Tu ne rencontres personne de correct, Markie ! Voilà le problème. Crois-tu que des actrices télévisuelles puissent tenir un ménage ? Figure-toi que j’ai rencontré Madame Emerson hier au supermarché : sa fille est célibataire aussi. Elle serait parfaite pour toi. En plus, elle a de très belles dents. Veux-tu que je lui dise de passer maintenant ?

— Non, Maman. J’essaie de travailler.

À cet instant, on sonna à la porte.

— Je crois que ce sont elles, dit ma mère.

— Comment ça, ce sont elles ?

— Madame Emerson et sa fille. Je leur ai dit de venir prendre le thé à seize heures. Il est seize heures pile. Une bonne femme est une femme à l’heure. Ne l’aimes-tu pas déjà ?

— Tu les as invitées à prendre le thé ? Fous-les dehors, Maman ! Je ne veux pas les voir ! J’ai un livre à écrire, bon sang ! Je ne suis pas là pour jouer à la dînette, je dois écrire un roman !

— Oh, Markie, il te faudrait vraiment une petite copine. Une petite copine avec qui tu te fiances et avec qui tu te maries. Tu penses trop aux livres et pas assez au mariage…

Personne ne saisissait l’enjeu de la situation : il me fallait impérativement un nouveau livre, ne serait-ce que pour respecter les clauses du contrat qui me liait à ma maison d’édition. Dans le courant du mois de janvier 2008, Roy Barnaski, puissant directeur de Schmid & Hanson, me convoqua dans son bureau du 51e étage d’une tour de Lafayette Street pour un sérieux rappel à l’ordre : « Alors, Goldman, quand est-ce que j’aurai votre nouveau manuscrit ? aboya-t-il. Notre contrat porte sur cinq livres : il faut vous mettre au boulot, et vite ! Il faut du résultat, il faut faire du chiffre ! Vous êtes en retard sur les délais ! Vous êtes en retard sur tout ! Vous avez vu ce type qui a sorti son bouquin avant Noël ? Il vous a remplacé auprès du public ! Son agent dit que son prochain roman est déjà presque terminé. Et vous ? Vous, vous nous faites perdre de l’argent ! Alors secouez-vous et redressez la situation. Frappez un grand coup, écrivez-moi un bon bouquin, et sauvez votre peau. Je vous laisse six mois, je vous laisse jusqu’en juin. » Six mois pour écrire un livre alors que j’étais bloqué depuis presque une année et demie. C’était impossible. Pire encore, Barnaski, en m’imposant son délai, ne m’avait pas informé des conséquences auxquelles je m’exposais si je ne m’exécutais pas. C’est Douglas qui s’en chargea, deux semaines plus tard, au cours d’une énième conversation dans mon appartement. Il me dit : « Il va falloir écrire, mon vieux, tu peux plus te débiner. Tu as signé pour cinq livres ! Cinq livres ! Barnaski est furax, il ne veut plus patienter. Il m’a dit qu’il te laissait jusqu’à juin. Et tu sais ce qui va se passer si tu te plantes ? Ils vont rompre ton contrat, ils vont te poursuivre en justice et te sucer jusqu’à la moelle. Ils vont te prendre tout ton pognon et tu pourras tirer un trait sur ta belle vie, ton bel appartement, tes pompes italiennes, ta grosse bagnole : tu n’auras plus rien. Ils te saigneront. » Voilà que moi qui, une année plus tôt, étais considéré comme la nouvelle étoile de la littérature de ce pays, j’étais désormais devenu le grand désespoir, la grande limace de l’édition nord-américaine. Leçon numéro deux : en dehors d’être éphémère, la gloire n’était pas sans conséquence. Le soir qui suivit la mise en garde de Douglas, je décrochai mon téléphone et je composai le numéro de la seule personne dont je considérais qu’elle pouvait me tirer de ce mauvais pas : Harry Quebert, mon ancien professeur d’université et surtout l’un des auteurs les plus lus et les plus respectés d’Amérique, avec qui j’étais étroitement lié depuis une dizaine d’années, depuis que j’avais été son étudiant à l’université de Burrows, dans le Massachusetts.