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— Non, Harry ! Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes fou ! Si Madame Quinn l’apprend…

— Ne t’inquiète pas, il n’y a personne.

Il était sept heures trente du matin ; le Clark’s était encore désert.

— Qu’est-ce que c’est que cette note ?

— Madame Quinn a donné des consignes.

— À qui ?

— À tout le personnel.

Des clients entrèrent, interrompant leur conversation ; Harry retourna aussitôt à sa table et Nola s’empressa de vaquer à ses occupations.

— Je vous apporte immédiatement d’autres toasts, Monsieur Quebert, déclara-t-elle d’un ton solennel avant de disparaître en cuisine.

Derrière les portes battantes, elle resta rêveuse un instant et sourit toute seule : elle l’aimait. Depuis qu’elle l’avait rencontré sur la plage, deux semaines plus tôt, depuis ce jour de pluie magnifique où elle était allée par hasard se promener près de Goose Cove, elle l’aimait. Elle le savait. C’était une sensation qui ne trompait pas, il n’y en avait aucune autre pareille : elle se sentait différente, elle se sentait plus heureuse ; les journées lui semblaient plus belles. Et surtout, lorsqu’il était là, elle sentait son cœur battre plus fort.

Après l’épisode de la plage, ils s’étaient recroisés deux fois : devant le magasin général de la rue principale, puis au Clark’s, où elle assurait le service les samedis. À chacune de leurs rencontres, quelque chose de spécial s’était produit entre eux. Depuis, il avait pris l’habitude de venir tous les jours au Clark’s pour écrire, incitant Tamara Quinn, la propriétaire des lieux, à convoquer une réunion urgente de ses « filles » — ainsi qu’elle appelait ses serveuses — trois jours plus tôt, en fin d’après-midi. C’est à cette occasion qu’elle avait présenté la fameuse note de service. « Mesdemoiselles, avait déclaré Tamara Quinn à ses employées qu’elle avait alignées de façon militaire, cette dernière semaine, vous aurez certainement constaté que le grand écrivain new-yorkais Harry Quebert vient tous les jours ici, preuve qu’il a trouvé en ces lieux les critères de raffinement et de qualité des meilleurs établissements de la côte Est. Le Clark’s est un établissement de standing : nous devons nous montrer à la hauteur des attentes de nos clients les plus exigeants. Comme certaines d’entre vous n’ont pas la cervelle plus grosse qu’un petit pois, j’ai rédigé une note de service pour vous rappeler comment il convient de traiter Monsieur Quebert. Vous devez la lire, la relire, l’apprendre par cœur ! Je vous ferai des interrogations surprises. Elle sera affichée dans la cuisine et derrière le comptoir. » Tamara Quinn avait ensuite martelé ses consignes : surtout ne pas déranger Monsieur Quebert, il avait besoin de calme et de concentration. Se montrer efficace pour qu’il se sente comme chez lui. Les statistiques de ses précédents passages au Clark’s indiquaient qu’il ne prenait que du café noir : lui servir du café dès son arrivée et rien d’autre. Et s’il lui fallait autre chose, si Monsieur Quebert avait faim, il le demanderait, lui. Ne pas l’importuner et le pousser à la consommation comme il fallait le faire pour les autres clients. S’il commandait à manger, lui apporter aussitôt tous les condiments et les accompagnements, pour qu’il n’ait pas à les réclamer : moutarde, ketchup, mayonnaise, poivre, sel, beurre, sucre et sirop d’érable. Les grands écrivains ne devaient pas avoir à réclamer quoi que ce soit : ils devaient avoir l’esprit libre pour pouvoir créer en paix. Peut-être que le livre qu’il écrivait, ces notes qu’il prenait pendant des heures, assis à la même place, étaient les prémices d’un immense chef-d’œuvre et qu’on parlerait bientôt du Clark’s à travers le pays. Et Tamara Quinn de rêver que le livre offre à son restaurant la notoriété qu’elle lui destinait : avec l’argent, elle ouvrirait un second établissement à Concord, puis à Boston, et New York, et toutes les grandes villes de la côte jusqu’en Floride.

Mindy, l’une des serveuses, avait demandé des explications supplémentaires :

— Mais, M’dame Quinn, comment peut-on être certaines que M’sieur Quebert ne veut que du café noir ?

— Je le sais. Un point c’est tout. Dans les grands restaurants, les clients importants n’ont pas besoin de commander : leurs habitudes sont connues du personnel. Est-on un grand restaurant ?

« Oui, M’dame Quinn », avaient répondu les employées. « Oui, Maman », avait beuglé Jenny, parce qu’elle était sa fille.

— Ne m’appelle plus « Maman » ici, avait alors décrété Tamara. Ça fait trop auberge de campagne.

— Comment dois-je t’appeler alors ? avait demandé Jenny.

— Tu ne m’appelles pas, tu écoutes mes ordres et tu acquiesces servilement en opinant de la tête. Pas besoin de parler. Compris ?

Jenny avait secoué la tête en guise de réponse.

— Compris ou pas compris ? avait répété sa mère.

— Ben oui, j’ai compris, Maman. J’opine, là…

— Ah, très bien, ma chérie. Tu vois comme tu apprends vite. Allons, les filles, je veux voir votre air servile à toutes… Voilà… Très bien… Et maintenant, on opine. Voilà… Comme ça… Du haut vers le bas… C’est très bien ça, on se croirait au Château Marmont.

Tamara Quinn n’était pas la seule à être très excitée par la présence de Harry Quebert à Aurora : c’est toute la ville qui était en effervescence. Certains affirmaient que c’était une très grande vedette à New York, ce que d’autres confirmaient pour ne pas être traités d’incultes. Erne Pinkas, qui avait disposé plusieurs exemplaires de son premier roman à la bibliothèque municipale, disait, lui, n’avoir jamais entendu parler de ce Quebert écrivain, mais au fond, personne ne considérait l’avis d’un ouvrier d’usine qui ne connaissait rien à la haute société new-yorkaise. Surtout, tout le monde s’accordait à dire que c’était pas n’importe qui qui pouvait s’installer dans la magnifique maison de Goose Cove, qui n’avait plus connu de locataires depuis des années.

L’autre sujet de grande excitation concernait les jeunes femmes en âge de se marier et éventuellement leurs parents : Harry Quebert était célibataire. C’était un cœur à prendre, et de par sa notoriété, ses qualités intellectuelles, sa fortune et son physique très agréable, il constituait un futur époux très convoité. Au Clark’s, tout le personnel avait vite compris que Jenny Quinn, vingt-quatre ans, jolie blonde sensuelle et ancienne chef des pom-pom girls du lycée d’Aurora, en pinçait pour Harry. Jenny, qui assurait le service tous les jours de semaine, était la seule à ne pas respecter ouvertement la note de service : elle badinait avec Harry, lui parlait sans cesse, l’interrompait dans son travail et ne lui apportait jamais tous les accompagnements en même temps. Jenny ne travaillait jamais les week-ends ; le samedi, c’était Nola.

Le cuisinier appuya sur la sonnette de service, arrachant Nola à ses réflexions : les toasts de Harry étaient prêts. Elle déposa l’assiette sur son plateau ; avant de retourner en salle, elle arrangea la barrette dorée qui tenait ses cheveux, puis elle poussa la porte, fière. Depuis deux semaines, elle était amoureuse.

Elle apporta à Harry sa commande. Le Clark’s se remplissait peu à peu.

— Bon appétit, Monsieur Quebert, dit-elle.

— Appelle-moi Harry…

— Pas ici, murmura-t-elle, Madame Quinn ne voudrait pas.

— Elle n’est pas là. Personne ne saura…

Elle désigna les autres clients du regard puis se dirigea vers leur table.

Il avala une bouchée de ses toasts et griffonna quelques lignes sur son feuillet. Il écrivit la date : samedi 14 juin 1975. Il noircissait des pages sans savoir vraiment ce qu’il écrivait : depuis trois semaines qu’il était là, il n’avait pas réussi à commencer son roman. Les idées qui lui avaient effleuré l’esprit n’avaient abouti à rien et plus il essayait, moins il y parvenait. Il avait l’impression de sombrer lentement, il se sentait atteint par le plus terrible fléau qui puisse toucher les gens de son espèce : il avait contracté la maladie des écrivains. La panique de la page blanche l’envahissait chaque jour un peu plus, au point de le faire douter du bien-fondé de son projet : il venait de sacrifier l’intégralité de ses économies pour louer cette impressionnante maison du bord de mer jusqu’en septembre, une maison d’écrivain comme il en avait toujours rêvé, mais à quoi bon jouer les écrivains s’il ne savait pas quoi écrire ? Au moment de conclure cette location, son plan lui avait pourtant paru infaillible : écrire un fichtrement bon roman, être suffisamment avancé en septembre pour en soumettre les premiers chapitres à de grandes maisons d’édition de New York qui, séduites, se battraient pour obtenir les droits du manuscrit. On lui offrirait une coquette avance pour qu’il termine ce livre ; son avenir financier serait assuré et il deviendrait la vedette qu’il s’était toujours imaginée. Mais à présent, son rêve avait déjà un goût de cendre : il n’avait pas encore écrit la moindre ligne. À ce rythme-là, il devrait retourner à New York à l’automne, sans argent, sans livre, supplier le principal du lycée où il travaillait de le reprendre et oublier la gloire à jamais. Et s’il le fallait, trouver un emploi de veilleur de nuit pour remettre de l’argent de côté.