— Être rien que tous les deux ?
— Oui. Je me suis dit qu’on pourrait partir ce week-end. Pas loin. À Rockland, par exemple. Là où personne ne nous connaît. Pour nous sentir plus libres. Si tu en as envie, bien sûr.
— Oh, Harry, ce serait formidable ! Mais il faudrait que ce soit samedi, je ne peux pas manquer l’office du dimanche.
— Alors ce sera samedi. Peux-tu t’arranger pour être libre ?
— Bien sûr ! Je prendrai congé auprès de Madame Quinn. Et je saurai quoi dire à mes parents. Ne vous inquiétez pas.
Elle saurait quoi dire à ses parents. Lorsqu’elle avait prononcé ces mots, il s’était demandé ce qui lui prenait de vouloir s’amouracher d’une adolescente. Et sur cette plage de Rockland, il songea à eux.
— À quoi pensez-vous, Harry ? demanda Nola, toujours blottie contre lui.
— À ce que nous sommes en train de faire.
— Qu’y a-t-il de mal à ce que nous sommes en train de faire ?
— Tu le sais très bien. Ou peut-être pas. Qu’as-tu dit à tes parents ?
— Ils pensent que je suis avec mon amie Nancy Hattaway et que nous sommes parties très tôt ce matin pour aller passer une longue journée sur le bateau du père de Teddy Bapst, son petit copain.
— Et où est Nancy ?
— Sur le bateau avec Teddy. Seuls. Elle a dit que j’étais avec elle pour que les parents de Teddy les laissent aller naviguer seuls.
— Donc sa mère la croit avec toi, la tienne avec Nancy, et donc si elles se téléphonent, elles confirmeront.
— Absolument. C’est un plan infaillible. Je dois être rentrée pour vingt heures, aurons-nous le temps de danser ? J’ai tellement envie que nous dansions ensemble.
Il était quinze heures lorsque Jenny arriva à Goose Cove. En garant sa voiture devant la maison, elle constata que la Chevrolet noire n’était pas là. Harry était probablement sorti. Elle sonna à la porte malgré tout : comme elle s’y attendait, il n’y eut pas de réponse. Elle fit le tour pour aller vérifier s’il n’était pas sur la terrasse, mais il n’y avait personne non plus. Elle décida finalement d’entrer. Sans doute Harry était-il parti s’aérer l’esprit. Il travaillait beaucoup ces derniers temps, il avait besoin de faire des pauses. Il serait certainement très heureux de trouver un bel en-cas sur la table à son retour : des sandwichs à la viande, des œufs, du fromage, des crudités à tremper dans une sauce aux herbes dont elle avait le secret, une part de tarte et quelques fruits bien juteux.
Jenny n’avait encore jamais vu l’intérieur de la maison de Goose Cove. Elle trouva que tout était magnifique. L’endroit était vaste, décoré avec goût, il y avait des poutres apparentes aux plafonds, de grandes bibliothèques contre les murs, des parquets en bois laqué et de larges baies vitrées qui offraient une vue imprenable sur l’océan. Elle ne put s’empêcher de s’imaginer vivant ici avec Harry : les petits déjeuners d’été sur la terrasse, les hivers bien au chaud, où ils se calfeutreraient près de la cheminée du salon pour qu’il lui lise des passages de son nouveau roman. Pourquoi vouloir New York ? Même ici, ensemble, ils seraient tellement heureux. Ils n’auraient besoin de rien d’autre que d’eux-mêmes. Elle installa son repas sur la table de la salle à manger, disposa de la vaisselle qu’elle trouva dans un placard, puis, lorsqu’elle eut terminé, elle s’assit dans un fauteuil et attendit. Pour lui faire une surprise.
Elle patienta une heure. Que pouvait-il bien faire ? Comme elle s’ennuyait, elle décida de visiter le reste de la maison. La première pièce dans laquelle elle entra fut le bureau du rez-de-chaussée. L’endroit était plutôt exigu mais bien aménagé, avec une armoire, un secrétaire en ébène, une bibliothèque murale et un large pupitre en bois, jonché de feuillets et de stylos. C’était là que Harry travaillait. Elle s’approcha du pupitre, juste comme ça, pour y jeter un œil. Elle ne voulait pas violer son œuvre, elle ne voulait pas trahir sa confiance, elle voulait simplement voir ce qu’il écrivait sur elle à longueur de journée. Et puis, personne n’en saurait jamais rien. Convaincue de son bon droit, elle prit le premier feuillet sur le dessus de la pile, et elle lut, le cœur battant. Les premières lignes étaient barrées et tracées de feutre noir au point qu’elle ne pouvait rien y lire. Mais ensuite, elle lut distinctement :
Je ne vais au Clark’s que pour la voir. Je ne vais là-bas que pour être près d’elle. Elle est tout ce dont j’ai toujours rêvé. Je suis habité. Je suis hanté. Je n’ai pas le droit. Je ne devrais pas. Je ne devrais pas aller là-bas, je ne devrais même pas rester dans cette ville de malheur : je devrais partir, m’enfuir, ne jamais revenir. Je n’ai pas le droit de l’aimer, c’est interdit. Suis-je fou ?
Rayonnante de bonheur, Jenny se mit à embrasser la feuille et la serra contre elle. Puis elle esquissa un pas de danse et s’écria à haute voix : « Harry, mon amour, vous n’êtes pas fou ! Moi aussi je vous aime et vous avez tous les droits du monde sur moi. Ne fuyez pas, mon chéri ! Je vous aime tant ! » Excitée par sa découverte, elle s’empressa de reposer le feuillet sur le pupitre, craignant d’être surprise, et retourna aussitôt au salon. Elle s’allongea sur le canapé, releva sa jupe pour que l’on voie ses cuisses et dégrafa sa boutonnière pour faire ressortir ses seins. Personne ne lui avait jamais rien écrit d’aussi beau. Dès qu’il reviendrait, elle se donnerait à lui. Elle lui offrirait sa virginité.
Au même instant, David Kellergan entra au Clark’s et s’installa au comptoir où il commanda, comme toujours, un grand verre de lait grenadine tiède.
— Votre fille n’est pas là aujourd’hui, révérend, lui dit Tamara Quinn en le servant. Elle a pris congé.
— Je le sais bien, Madame Quinn. Elle est en mer, avec des amis. Elle est partie à l’aube. J’ai bien proposé de la conduire, mais elle a refusé, elle m’a dit de me reposer, de rester au lit. C’est une si gentille petite.
— Vous avez bien raison, révérend. Elle me donne beaucoup de satisfaction.
David Kellergan sourit, et Tamara considéra un instant ce petit homme jovial, au visage doux et cerclé de lunettes. Il devait avoir cinquante ans, il était mince, plutôt frêle d’apparence, mais il se dégageait de lui une grande force. Il avait une voix calme et posée, il ne prononçait jamais un mot plus haut que l’autre. Elle l’appréciait beaucoup, comme tout le monde en ville d’ailleurs. Elle aimait ses prêches, bien qu’il parlât avec cet accent haché du Sud. Sa fille lui ressemblait : douce, aimable, serviable, affable. David et Nola Kellergan étaient de bonnes gens ; des bons Américains et de bons chrétiens. Ils étaient très aimés à Aurora.
— Depuis combien de temps déjà vivez-vous à Aurora, révérend ? demanda Tamara Quinn. J’ai l’impression que vous êtes là depuis toujours.
— Ça va faire six ans, Madame Quinn. Six belles années.
Le révérend scruta un instant les autres clients, et en bon habitué, il remarqua que la table 17 était libre.
— Tiens, fit-il, l’écrivain n’est pas là ? C’est plutôt rare, non ?
— Pas aujourd’hui. C’est un homme charmant, vous savez.
— Il m’est très sympathique aussi. Je l’ai rencontré ici. Il est gentiment venu voir le spectacle de fin d’année du lycée. J’aimerais bien le faire devenir membre de la paroisse. On a besoin de personnalités pour faire avancer cette ville.
Tamara pensa alors à sa fille et, esquissant un sourire, elle ne put s’empêcher de partager la grande nouvelle :
— Ne le dites à personne, révérend, mais il se passe quelque chose entre lui et ma Jenny.
David Kellergan sourit et avala une longue gorgée de son lait grenadine.