Dix-huit heures à Rockland. Sur une terrasse, gorgés de soleil, Harry et Nola sirotaient des jus de fruit. Nola voulait que Harry lui parle de sa vie new-yorkaise. Elle voulait tout savoir. « Racontez-moi tout, demanda-t-elle, racontez-moi ce que c’est que d’être une vedette là-bas. » Il savait qu’elle s’imaginait une vie de cocktails et de petits fours, alors que pouvait-il lui dire ? Qu’il n’était rien de tout ce qu’on imaginait à Aurora ? Que personne ne le connaissait à New York ? Que son premier livre était passé inaperçu et que jusque-là, il était un prof de lycée assez inintéressant ? Qu’il n’avait presque plus d’argent parce que toutes ses économies étaient parties dans la location de Goose Cove ? Qu’il n’arrivait à rien écrire ? Qu’il était une imposture ? Que le superbe Harry Quebert, écrivain de renom, installé dans une luxueuse maison du bord de mer et qui passait ses journées à écrire dans les cafés n’existerait que le temps d’un été ? Il ne pouvait pas décemment lui dire la vérité : c’était risquer de la perdre. Il décida d’inventer, de jouer le rôle de sa vie jusqu’au bout : celui d’un artiste doué et respecté, las des tapis rouges et de l’agitation new-yorkaise, venu trouver le répit nécessaire à son génie dans une petite ville du New Hampshire.
— Vous avez tellement de chance, Harry, s’émerveilla-t-elle en entendant son récit. Quelle vie excitante vous menez ! Parfois j’aimerais m’envoler et partir loin d’ici, loin d’Aurora. Vous savez, j’étouffe ici. Mes parents sont des gens difficiles. Mon père est un brave homme, mais c’est un homme d’Église : il a des idées bien à lui. Ma mère, elle, est une femme si dure avec moi ! On dirait qu’elle n’a jamais été jeune. Et puis le temple, tous les dimanches matin, ça me barbe ! Je ne sais pas si je crois en Dieu. Est-ce que vous croyez en Dieu, Harry ? Si vous y croyez, alors j’y croirai moi aussi.
— Je ne sais pas, Nola. Je ne sais plus.
— Ma mère dit qu’on est obligé de croire en Dieu, sinon il nous punira très sévèrement. Des fois, je me dis que dans le doute, il vaut mieux filer droit.
— Au fond, rétorqua Harry, le seul à savoir si Dieu existe ou n’existe pas, c’est Dieu lui-même.
Elle éclata de rire. Un rire naïf et innocent. Elle lui prit la main avec tendresse et elle demanda :
— Est-ce qu’on a le droit de ne pas aimer sa mère ?
— Je pense. L’amour n’est pas une obligation.
— Mais c’est dans les dix commandements. Aime tes parents. Le quatre, ou le cinq. Je ne sais plus. Cela dit, le premier commandement est de croire en Dieu. Alors si je ne crois pas en Dieu, je ne suis pas obligée d’aimer ma mère, non ? Ma mère est sévère. Parfois elle m’enferme dans ma chambre, elle dit que je suis dévergondée. Je ne suis pas une dévergondée, j’aimerais juste être libre. J’aimerais avoir le droit de rêver un peu. Mon Dieu, il est déjà dix-huit heures ! J’aimerais que le temps s’arrête. Il faut rentrer, nous n’avons même pas eu le temps de danser.
— Nous danserons, Nola. Nous danserons. Nous avons toute la vie pour danser.
À vingt heures, Jenny se réveilla en sursaut. À force d’attendre sur le canapé, elle s’était assoupie. Le soleil déclinait à présent, c’était le soir. Elle était vautrée sur le divan, un filet de bave au coin de la bouche, l’haleine lourde. Elle remonta sa culotte, rangea ses seins, s’empressa de remballer son pique-nique et elle s’enfuit de la maison de Goose Cove, honteuse.
Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent à Aurora. Harry s’arrêta dans une ruelle, près du port, pour que Nola rejoigne son amie Nancy et qu’elles rentrent ensemble. Ils restèrent un moment dans la voiture. La rue était déserte, le jour tombait. Nola sortit un paquet de son sac.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Harry.
— Ouvrez-le. C’est un cadeau pour vous. Je l’ai trouvé dans cette petite boutique du centre-ville, là où nous avons bu ces jus de fruit. C’est un souvenir pour que vous n’oubliiez jamais cette merveilleuse journée.
Il défit l’emballage : c’était une boîte en fer, peinte en bleu et avec l’inscription : SOUVENIR DE ROCKLAND, MAINE.
— C’est pour mettre du pain sec, dit Nola. Pour que vous nourrissiez les mouettes chez vous. Il faut nourrir les mouettes, c’est important.
— Merci. Je te promets de toujours nourrir les mouettes.
— Maintenant dites-moi des mots doux, Harry chéri. Dites-moi que je suis votre Nola chérie.
— Nola chérie…
Elle sourit, et approcha son visage du sien pour l’embrasser. Il recula soudain.
— Nola, dit-il brusquement, ce n’est pas possible.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— Toi et moi, c’est trop compliqué.
— Qu’est-ce qui est trop compliqué ?
— Tout, Nola, tout. Il faut que tu ailles rejoindre ton amie maintenant, il se fait tard. Je… je crois que nous devrions cesser de nous voir.
Il descendit précipitamment de voiture pour aller lui ouvrir la portière. Il fallait qu’elle parte vite ; c’était si difficile de ne pas lui dire combien il l’aimait.
— Alors votre boîte à pain, dans la cuisine, c’est un souvenir de votre journée à Rockland ? dis-je.
— Eh oui, Marcus. Je nourris les mouettes parce que Nola m’a demandé de le faire.
— Que s’est-il passé après Rockland ?
— Cette journée fut tellement merveilleuse que je pris peur. C’était merveilleux mais trop compliqué. Alors je décidai que je devais m’éloigner de Nola et me rabattre sur une autre fille. Une fille que j’avais le droit d’aimer. Vous devinez qui ?
— Jenny.
— Dans le mille.
— Et ?
— Je vous raconterai une autre fois, Marcus. Nous avons beaucoup parlé, je suis fatigué.
— Bien sûr, je comprends.
J’éteignis l’enregistreur.
24.
Souvenirs de fête nationale
“Mettez-vous en position de garde, Marcus.
— En position de garde ?
— Oui. Allez-y ! Levez les poings, placez vos jambes, préparez-vous au combat. Que ressentez-vous ?
— Je… Je me sens prêt à tout.
— C’est bien. Vous voyez, écrire ou boxer, c’est tellement proche. On se met en position de garde, on décide de se lancer dans la bataille, on lève les poings et on se rue sur son adversaire. Un livre, c’est plus ou moins pareil. Un livre, c’est une bataille.”
— Il faut que tu arrêtes cette enquête, Marcus.
Ce furent les premiers mots de Jenny à mon intention lorsque je vins la trouver au Clark’s pour qu’elle me parle de sa relation avec Harry en 1975. On avait parlé de l’incendie à la télévision locale et la nouvelle était en train de se propager peu à peu.
— Quelles raisons aurais-je d’arrêter ? demandai-je.
— Parce que je suis très inquiète pour toi. Je n’aime pas ce genre d’histoires… (Elle avait dans la voix une tendresse de mère.) Ça commence par un incendie et on ne sait pas comment ça finit.
— Je ne quitterai pas cette ville tant que je n’aurai pas compris ce qui s’y est passé il y a trente-trois ans.
— T’es pas possible, Marcus ! T’es une vraie tête de mule, exactement comme Harry !
— Je prends ça comme un compliment.
Elle sourit.
— Bon, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— J’ai envie de parler un peu. On pourrait aller faire quelques pas dehors si tu le veux bien.
Elle laissa le Clark’s à son employée et nous descendîmes jusqu’à la marina. Nous nous assîmes sur un banc, face à l’océan, et je contemplai cette femme qui devait avoir cinquante-sept ans selon mes calculs. Elle était usée par la vie, le corps trop maigre, le visage marqué et les yeux cernés. J’essayai de l’imaginer telle que Harry me l’avait décrite, une jolie jeune femme blonde, pulpeuse, reine de beauté durant ses années de lycée. Soudain, elle me demanda :