— Marcus… Qu’est-ce que ça fait ?
— Quoi donc ?
— La gloire.
— Ça fait mal. C’est agréable, mais ça fait souvent mal.
— Je me souviens quand t’étais étudiant et que tu venais au Clark’s avec Harry pour travailler sur tes textes. Il te faisait bosser comme un chien. Vous passiez des heures là, à sa table, à relire, à gribouiller, à recommencer. Je me souviens de tes séjours ici, quand on vous croisait Harry et toi en train de faire votre jogging à l’aube avec cette discipline de fer. Tu sais, quand tu venais, il rayonnait. Il n’était pas le même. Et on savait que t’allais venir, parce qu’il l’annonçait à tout le monde des jours avant. Il répétait : « Vous ai-je dit que Marcus allait venir me rendre visite la semaine prochaine ? Quel type extraordinaire, celui-là. Il ira loin, je le sais. » Tes visites lui changeaient la vie. Ta présence lui changeait la vie. Parce que personne n’était dupe : on savait tous combien Harry était seul dans sa grande maison. Le jour où t’as débarqué dans son existence, tout a changé. La renaissance. Comme si le vieux solitaire avait réussi à se faire aimer par quelqu’un. Tes séjours ici lui faisaient énormément de bien. Après tes départs, il nous bassinait : Marcus par-ci, et Marcus par-là. Il était tellement fier de toi. Fier comme un père l’est de son fils. Tu étais le fils qu’il n’avait jamais eu. Il parlait de toi tout le temps : tu n’as jamais quitté Aurora, Marcus. Et puis un jour, on t’a vu dans le journal. Le phénomène Marcus Goldman. Un grand écrivain était né. Harry a acheté tous les journaux du magasin général, il a offert des tournées de champagne au Clark’s. Pour Marcus, hip hip hip hourra ! Et on t’a vu à la télévision, on t’a entendu à la radio, tout ce foutu pays n’a plus parlé que de toi et de ton bouquin. Il en a acheté des dizaines d’exemplaires, il en distribuait partout. Et nous, on demandait comment t’allais, quand est-ce qu’on te verrait de nouveau. Et lui répondait que ça devait aller sûrement très bien mais qu’il n’avait plus beaucoup de nouvelles. Que tu devais être très occupé. Du jour au lendemain, t’as cessé de l’appeler, Marc. T’étais tellement occupé à faire ton important, à te montrer dans les journaux et à parader à la télévision, que tu l’as laissé tomber. T’es plus jamais revenu ici. Lui qui était tellement fier de toi, qui espérait un petit signe de ta part qui n’arrivait jamais. T’avais réussi, t’avais obtenu la gloire, donc t’avais plus besoin de lui.
— C’est faux ! m’écriai-je. Je me suis laissé emporter par le succès, mais je pensais à lui. Tous les jours. Je n’ai plus eu une seconde pour moi.
— Même pas une seconde pour l’appeler ?
— Bien sûr que je l’ai appelé !
— Tu l’as appelé quand t’étais dans la merde jusqu’au cou, oui. Parce qu’après avoir vendu je-ne-sais-pas-combien de millions de bouquins, Monsieur le grand écrivain a eu la trouille et ne savait plus quoi écrire. Ça aussi, on a eu droit à l’épisode en direct, voilà comment je sais tout ça. Harry, au comptoir du Clark’s, très inquiet, parce qu’il vient de recevoir un téléphone de toi, que tu es très déprimé, que tu n’as plus d’idée de livre, que ton éditeur va te prendre tout ton petit pognon chéri. Et soudain te revoilà à Aurora, avec des yeux de chien triste, et Harry qui fait tout pour te remonter le moral. Pauvre petit écrivain malheureux, que vas-tu pouvoir bien écrire ? Jusqu’à ce beau miracle, voici deux semaines : le scandale éclate, et qui débarque ici ? Le gentil Marcus. Qu’est-ce que tu viens foutre à Aurora, Marcus ? Chercher de l’inspiration pour ton prochain livre ?
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Mon intuition.
Je ne répondis d’abord rien, un peu sonné. Puis je dis :
— Mon éditeur m’a proposé d’écrire un livre. Mais je ne le ferai pas.
— Mais justement : tu ne peux pas ne pas le faire, Marc ! Parce qu’un livre est probablement la seule façon de prouver à l’Amérique que Harry n’est pas un monstre. Il n’a rien fait, j’en suis certaine. Je le sais au fond de moi. Tu ne peux pas le laisser tomber, il n’a personne d’autre que toi. Tu es célèbre, les gens t’écouteront. Tu dois faire un livre sur Harry, sur vos années ensemble. Raconter combien c’est un homme exceptionnel.
Je murmurai :
— Tu l’aimes, hein ?
Elle baissa les yeux :
— Je crois que je ne sais pas ce que signifie aimer.
— Je crois au contraire que si. Il n’y a qu’à voir comment tu parles de lui, malgré tous les efforts que tu fais pour le haïr.
Elle eut un sourire triste et des larmes dans la voix :
— Cela fait plus de trente ans que je pense à lui tous les jours. Que je le vois seul, alors que j’aurais tellement voulu le rendre heureux. Et moi, regarde-moi, Marcus… Je rêvais d’être une vedette de cinéma, mais je ne suis que la vedette de l’huile à frire. Je n’ai pas eu la vie que je voulais.
Je sentis qu’elle était prête à se confier et je lui demandai :
— Jenny, parle-moi de Nola. S’il te plaît…
Elle sourit tristement.
— C’était une très gentille fille. Ma mère l’aimait beaucoup, elle en disait beaucoup de bien et moi, ça m’énervait. Parce que jusqu’à Nola, c’était moi la jolie petite princesse de cette ville. Celle que tout le monde regardait. Elle avait neuf ans lorsqu’elle a débarqué ici. À ce moment-là, tout le monde s’en foutait, évidemment. Et puis un été, comme cela arrive souvent aux filles à la puberté, ce même tout le monde a remarqué que la petite Nola était devenue une jolie jeune femme, avec des ravissantes jambes, des seins généreux et un visage d’ange. Et la nouvelle Nola, en maillot de bain, a suscité beaucoup d’envie.
— Tu étais jalouse d’elle ?
Elle réfléchit un instant avant de répondre.
— Bah, aujourd’hui je peux te le dire, ça n’a plus beaucoup d’importance : oui, j’étais un peu jalouse. Les hommes la regardaient et une femme remarque ça.
— Mais elle n’avait que quinze ans…
— Elle n’avait pas l’air d’une petite fille, crois-moi. C’était une femme. Et une jolie femme.
— Tu te doutais pour elle et Harry ?
— Pas le moins du monde ! Personne, ici, ne s’est imaginé une chose pareille. Ni avec Harry, ni avec personne. Elle était une très belle fille, soit. Mais elle avait quinze ans, tout le monde le savait. Et elle était la fille du révérend Kellergan.
— Donc pas de rivalité entre vous pour Harry ?
— Non, mon Dieu !
— Et entre Harry et toi, il y a eu une histoire ?
— À peine. Nous nous sommes un peu fréquentés. Il avait beaucoup de succès auprès des femmes ici. Je veux dire, une grande vedette de New York qui débarque dans ce bled…
— Jenny, j’ai une question qui va peut-être te surprendre mais… Savais-tu qu’en arrivant ici, Harry n’était personne ? Juste un petit enseignant de lycée qui avait dépensé toutes ses économies pour louer la maison de Goose Cove.
— Quoi ? Il était pourtant déjà écrivain…
— Il avait publié un roman, mais à compte d’auteur et qui n’avait eu aucun succès. Je crois qu’il y a eu un quiproquo sur sa notoriété et qu’il en a beaucoup joué, pour être à Aurora ce qu’il aurait voulu être à New York. Et comme il a ensuite publié Les Origines du Mal qui l’ont rendu célèbre, l’illusion a été parfaite.