Выбрать главу

Elle en rit, presque amusée.

— Ça alors ! Je ne savais pas. Sacré Harry… Je me souviens de notre premier vrai rendez-vous. J’étais tellement excitée, ce jour-là. Je me rappelle de la date parce que c’était la fête nationale. Le 4 juillet 1975.

Je fis rapidement le calcul dans ma tête : le 4 juillet était quelques jours après l’escapade de Rockland. C’était le moment où Harry avait décidé de se sortir Nola de la tête. J’encourageai Jenny à poursuivre son récit :

— Parle-moi de ce 4 juillet.

Elle ferma les yeux, comme si elle y était de nouveau.

— C’était une belle journée. Harry était venu au Clark’s le jour même et il m’avait proposé d’aller ensemble voir le feu d’artifice à Concord. Il avait dit qu’il viendrait me chercher chez moi à dix-huit heures. Je finissais mon service à dix-huit heures trente en principe, mais j’avais dit que ça me convenait très bien. Et Maman m’avait laissée partir plus tôt pour aller me préparer.

*

Vendredi 4 juillet 1975

La maison de la famille Quinn, sur Norfolk Avenue, était en proie à une grande agitation. Il était dix-sept heures quarante-cinq, et Jenny n’était pas prête. Elle montait et descendait les escaliers comme une furie, en sous-vêtements, avec, à chaque fois, une robe différente à la main.

— Et celle-là, Maman, qu’est-ce que tu penses de celle-là ? demanda-t-elle en entrant pour la septième fois dans le salon où se tenait sa mère.

— Non, pas celle-là, jugea sévèrement Tamara, elle te fait des grosses fesses. Tu ne voudrais pas que Harry Quebert pense que tu t’empiffres ? Essaies-en une autre !

Jenny s’empressa de remonter dans sa chambre, sanglotant qu’elle était une horrible fille, qu’elle n’avait rien à se mettre et qu’elle allait rester seule et laide jusqu’à la fin de sa vie.

Tamara était très nerveuse : il fallait que sa fille soit à la hauteur. Harry Quebert, c’était une tout autre catégorie que les jeunes gens d’Aurora, elle n’avait pas droit à l’erreur. Aussitôt que sa fille l’avait avertie de son rendez-vous du soir, elle lui avait intimé l’ordre de quitter le Clark’s : c’était le coup de feu de midi, le restaurant était plein, mais elle ne voulait pas que sa Jenny reste une seconde de plus dans les odeurs de graillon qui pourraient s’incruster dans sa peau et ses cheveux. Elle devait être parfaite pour Harry. Elle l’avait envoyée chez le coiffeur, faire une manucure aussi, et elle avait nettoyé la maison de fond en comble et préparé un apéritif qu’elle considérait délicat, des fois que Harry Quebert voudrait grignoter quelque chose au passage. Sa Jenny ne s’était donc pas trompée : Harry la courtisait. Elle était très excitée, elle ne pouvait s’empêcher de penser au mariage : sa fille allait enfin être casée. Elle entendit la porte d’entrée claquer : son mari, Robert Quinn, qui travaillait comme ingénieur dans une ganterie de Concord, venait de rentrer à la maison. Elle écarquilla les yeux, horrifiée.

Robert remarqua immédiatement que le rez-de-chaussée avait été nettoyé et rangé de fond en comble. Il y avait un joli bouquet d’iris dans l’entrée et des napperons qu’il n’avait jamais vus.

— Qu’est-ce qui se passe ici, Bibichette ? demanda-t-il en entrant dans le salon où une petite table avait été dressée, avec des mignardises, des bouchées salées, une bouteille de champagne et des flûtes.

— Oh, Bobby, mon Bobbo, lui répondit Tamara agacée mais s’efforçant de rester gentille, tu tombes très mal, je n’ai pas besoin de t’avoir dans les pattes. J’avais laissé un message à la ganterie.

— Je ne l’ai pas eu. Que disait-il ?

— De ne surtout pas rentrer à la maison avant dix-neuf heures.

— Ah. Et pourquoi ça ?

— Parce que figure-toi que Harry Quebert a invité Jenny à aller voir le feu d’artifice à Concord ce soir.

— Qui est Harry Quebert ?

— Oh, Bobbo, tu dois te tenir au courant de la vie mondaine un peu ! C’est le grand écrivain qui est arrivé à la fin mai.

— Ah. Et pourquoi est-ce que je ne devais pas rentrer à la maison ?

— Ah ? Il dit « ah », celui-là. Un grand écrivain courtise notre fille et toi tu dis « ah ». Eh bien justement : je ne voulais pas que tu rentres parce que tu ne sais pas avoir des conversations chic. Figure-toi que Harry Quebert n’est pas une petite personne : il s’est installé dans la maison de Goose Cove.

— La maison de Goose Cove ? Mazette.

— Pour toi ça fait peut-être une somme, mais louer la maison de Goose Cove, pour un type comme lui, c’est un crachat dans l’eau. C’est une vedette à New York !

— Un crachat dans l’eau ? Je ne connaissais pas cette expression.

— Oh, Bobbo, tu ne connais vraiment rien.

Robert eut une petite moue et s’approcha du petit buffet qu’avait préparé sa femme.

— Surtout, ne touche à rien, Bobbo !

— C’est quoi ces trucs ?

— Ce ne sont pas des trucs. C’est un apéritif délicat. C’est très chic.

— Mais tu m’avais dit qu’on était invités chez les voisins pour manger des hamburgers ce soir ! On va toujours manger des hamburgers chez les voisins le 4 juillet !

— Oui, nous irons. Mais plus tard ! Et surtout ne te mets pas à raconter à Harry Quebert que nous mangeons des hamburgers comme des gens simples !

— Mais nous sommes des gens simples. J’aime les hamburgers. Toi-même tu tiens un restaurant de hamburgers.

— Tu ne comprends vraiment rien, Bobbo ! Ce n’est pas pareil. Et moi, j’ai de grands projets.

— Je ne savais pas. Tu ne m’as rien dit.

— Je ne te dis pas tout.

— Pourquoi ne me dis-tu pas tout ? Moi, je te dis tout. D’ailleurs j’ai eu mal au ventre tout l’après-midi. J’avais des gaz terribles. J’ai même dû m’enfermer dans mon bureau et me mettre à quatre pattes pour péter tant ça me faisait mal. Tu vois que je te dis tout.

— Ça suffit, Bobbo ! Tu me déconcentres !

Jenny réapparut avec une autre robe.

— Trop habillée ! aboya Tamara. Tu dois être chic mais décontractée !

Robert Quinn profita que l’attention de sa femme fût détournée pour s’installer dans son fauteuil préféré et se servir un verre de scotch.

— Interdiction de t’asseoir ! cria Tamara. Tu vas tout salir. Tu sais combien d’heures j’ai passé à tout nettoyer ? File te changer, plutôt.

— Me changer ?

— Va mettre un costume, on ne reçoit pas Harry Quebert en pantoufles !

— Tu as sorti la bouteille de champagne que nous gardions pour une grande occasion ?

— C’est une grande occasion ! Tu ne veux pas que notre fille fasse un bon mariage ? Va vite te changer, au lieu d’ergoter. Il va bientôt arriver.

Tamara escorta son mari jusqu’aux escaliers pour être sûre qu’il obéisse. À cet instant, Jenny redescendit en larmes, en petite culotte et seins nus, expliquant entre deux sanglots qu’elle allait tout annuler parce que c’était trop pour elle. Robert en profita pour gémir à son tour qu’il voulait lire son journal et pas devoir faire des grandes discussions avec ce grand écrivain et que, de toute façon, il ne lisait jamais de livre parce que ça l’endormait et qu’il ne saurait pas quoi lui dire. Il était dix-sept heures cinquante, soit dix minutes avant l’heure du rendez-vous. Ils étaient tous les trois dans le hall d’entrée, en train de se disputer, lorsque soudain la sonnette retentit. Tamara crut avoir une crise cardiaque. Il était là. Le grand écrivain était en avance.