Le révérend Kellergan avait quitté la cuisine pour aller s’enfermer dans le garage. Il faisait toujours ça lors des disputes, il ne voulait rien savoir. Et il avait enclenché son pick-up pour ne pas entendre les coups.
— Maman, je te promets que je ne fais rien de mal, avait répété Nola.
Louisa Kellergan avait dévisagé sa fille avec un mélange de dégoût et de mépris. Puis elle avait ricané :
— Rien de mal ? Tu sais pourquoi nous sommes partis de l’Alabama… Tu sais pourquoi, hein ? Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? Viens par là !
Elle l’avait attrapée par le bras et l’avait traînée jusque dans sa chambre. Elle l’avait fait se déshabiller devant elle puis l’avait regardée trembler de peur dans ses sous-vêtements.
— Pourquoi portes-tu des soutiens-gorge ? avait demandé Louisa Kellergan.
— Parce que j’ai des seins, Maman.
— Tu ne devrais pas avoir de seins ! Tu es trop jeune ! Enlève ton soutien-gorge et viens ici !
Nola s’était mise nue et s’était approchée de sa mère, qui s’était saisie d’une règle en fer sur le pupitre de sa fille. Elle l’avait d’abord regardée de haut en bas, puis, levant la règle en l’air, elle lui avait frappé les tétons. Elle avait tapé très fort, à de nombreuses reprises, et lorsque sa fille se recroquevillait de douleur, elle lui ordonnait de se tenir tranquille, faute de quoi elle en aurait davantage. Et pendant qu’elle battait sa fille, Louisa lui répétait : « Il ne faut pas mentir à sa mère. Il ne faut pas être une méchante fille, tu comprends ? Arrête de me prendre pour une imbécile ! » Depuis le garage, on entendait jouer du jazz à plein régime.
Nola n’avait eu la force d’aller prendre son service au Clark’s que parce qu’elle savait qu’elle y retrouverait Harry. Il était le seul à lui donner la force de vivre, et elle voulait vivre pour lui. Mais il n’était pas venu. Accablée de désarroi, elle avait passé la matinée à pleurer, cachée dans les toilettes. Elle se regardait dans le miroir, soulevant son chemisier et contemplant ses seins meurtris : elle était couverte de bleus. Elle se disait que sa mère avait raison : elle était méchante et laide, et c’était la raison pour laquelle Harry ne voulait plus d’elle.
On frappa soudain à la porte. C’était Jenny :
— Nola, qu’est-ce que tu fabriques ! Le restaurant est bondé ! Il faut aller servir !
Nola ouvrit la porte, paniquée : Jenny avait-elle été appelée par les autres employés qui s’étaient plaints qu’elle avait passé la matinée aux toilettes ? Mais Jenny était venue au Clark’s par hasard. Ou plutôt dans l’espoir d’y trouver Harry. En arrivant, elle avait constaté que le service en salle ne suivait pas.
— Tu as pleuré ? demanda Jenny en voyant le visage malheureux de Nola.
— Je… Je ne me sens pas bien.
— Passe-toi de l’eau sur le visage et rejoins-moi en salle. Je vais t’aider pour le coup de feu. C’est la panique en cuisine.
Après le service de midi, lorsque le calme revint, Jenny servit une limonade à Nola pour la réconforter.
— Bois ça, dit-elle gentiment, tu te sentiras mieux.
— Merci. Tu vas dire à ta mère que j’ai mal travaillé aujourd’hui ?
— Ne t’inquiète pas, je ne dirai rien. Tout le monde peut avoir un petit moment de déprime. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Chagrin d’amour.
Jenny sourit :
— Allons, tu es encore si jeune ! Un jour, tu rencontreras quelqu’un de bien.
— Je n’en sais rien…
— Allons, allons. Souris à la vie ! Tu verras, tout arrive. Figure-toi qu’il y a peu, j’étais dans la même situation que toi. Je me sentais seule et malheureuse. Et puis, Harry est arrivé en ville…
— Harry ? Harry Quebert ?
— Oui ! Il est merveilleux ! Écoute… Ce n’est pas encore officiel et je ne devrais rien te dire, mais au fond, nous sommes un peu amies, non ? Et je suis si heureuse de pouvoir le dire à quelqu’un : Harry m’aime. Il m’aime ! Il écrit des textes d’amour sur moi. Hier soir, il m’a emmenée à Concord pour la fête nationale. C’était si romantique.
— Hier soir ? N’était-il pas avec son éditeur ?
— Il était avec moi, je te dis ! Nous avons regardé le feu d’artifice au-dessus du fleuve, c’était merveilleux !
— Alors Harry et toi… Vous… Vous êtes ensemble ?
— Oui ! Oh, Nola, n’es-tu pas heureuse pour moi ? Surtout ne dis rien à personne. Je ne veux pas que tout le monde sache. Tu sais comment sont les gens : ils sont si vite jaloux.
Nola sentit son cœur se serrer et elle eut soudain si mal qu’elle eut envie de mourir : Harry en aimait donc une autre. Il aimait cette Jenny Quinn. Tout était fini, il ne voulait plus d’elle. Il l’avait même remplacée. Dans sa tête, tout tournait.
À dix-huit heures, lorsqu’elle eut terminé son service, elle fit un rapide détour par chez elle, puis elle se rendit à Goose Cove. La voiture de Harry n’était pas là. Où pouvait-il être ? Avec Jenny ? Cette seule pensée lui fit plus mal encore ; elle s’efforça de retenir ses larmes. Elle gravit les quelques marches qui menaient jusque sous la marquise, sortit de sa poche l’enveloppe qu’elle lui destinait et la cala dans l’encadrement de la porte. À l’intérieur, il y avait deux photos, prises à Rockland. L’une représentait la nuée de mouettes du bord de mer. La seconde était un cliché d’eux pendant leur pique-nique. Il y avait aussi une courte lettre, quelques lignes écrites sur son papier préféré :
Harry chéri,
Je sais que vous ne m’aimez pas. Mais moi, je vous aimerai toujours.
Je vous adresse ici une photo des oiseaux que vous dessinez si bien, et une photo de nous pour que vous ne m’oubliiez jamais.
Je sais que vous ne voulez plus me voir. Mais écrivez-moi, au moins. Juste une fois. Juste quelques mots pour que j’aie un souvenir de vous.
Je ne vous oublierai jamais. Vous êtes la personne la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée.
Je vous aime pour toujours.
Et elle s’enfuit à toutes jambes. Elle descendit sur la plage, elle enleva ses sandales et courut dans l’eau, comme elle avait couru ce jour où elle l’avait rencontré.
Les lettres avaient commencé lorsqu’elle avait laissé un mot sur la porte de la maison. Une lettre d’amour pour lui dire tout ce qu’elle ressentait pour lui.
Mon chéri,
Je sais que vous ne m’aimez pas. Mais moi, je vous aimerai toujours.
Je vous adresse ici une photo des oiseaux que vous dessinez si bien, et une photo de nous pour que vous ne m’oubliiez jamais.
Je sais que vous ne voulez plus me voir. Mais écrivez-moi, au moins. Juste une fois. Juste quelques mots pour que j’aie un souvenir de vous.
Je ne vous oublierai jamais. Vous êtes la personne la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée.
Je vous aime pour toujours.
Il lui avait répondu quelques jours plus tard, lorsqu’il avait trouvé le courage de lui écrire. Écrire, ce n’était rien. Lui écrire, c’était une épopée.