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— Tout de suite les grands mots, Marcus. Je veux divertir le public. Lui donner envie d’acheter des livres. Les gens achètent de moins en moins de livres, sauf lorsqu’on y trouve des histoires épouvantables qui les relient à leurs propres infâmes pulsions.

— Je ne ferai pas un livre-poubelle juste pour sauver ma carrière.

— Comme vous voudrez. Alors voilà ce qui se passera le 30 juin : Marisa, ma secrétaire que vous connaissez bien, viendra dans mon bureau pour la réunion de dix heures trente. Tous les lundis, à dix heures trente, nous passons en revue les principales échéances de la semaine. Elle me dira : « Marcus Goldman avait jusqu’à aujourd’hui pour vous déposer son manuscrit. Nous n’avons rien reçu. » J’acquiescerai d’un air grave, je laisserai probablement s’écouler la journée, repoussant mon horrible devoir, puis vers dix-sept heures trente, la mort dans l’âme, j’appellerai Richardson, le chef du service juridique, pour l’informer de la situation. Je lui dirai que nous entamons des poursuites immédiates à votre encontre pour non-respect de clauses contractuelles et que nous réclamons des dommages et intérêts à hauteur de dix millions de dollars.

— Dix millions de dollars ? Vous êtes ridicule, Barnaski.

— Vous avez raison. Quinze millions !

— Vous êtes un con, Barnaski.

— Eh bien justement, c’est là où vous faites erreur, Goldman : le con, c’est vous ! Vous voulez jouer dans la cour des grands, mais vous ne voulez pas respecter les règles. Vous voulez jouer en NHL, mais vous refusez de participer aux matchs de playoffs et ce n’est pas comme ça que ça se passe. Et vous savez quoi ? Avec l’argent de votre procès, je payerai grassement un jeune écrivain débordant d’ambition pour raconter l’histoire de Marcus Goldman, ou comment un type prometteur mais plein de bons sentiments a saboté sa carrière et son avenir. Il viendra vous interviewer dans le cabanon minable en Floride où vous vivrez reclus et cuité au whisky dès dix heures du matin pour vous empêcher de ressasser le passé. À bientôt, Goldman. Rendezvous devant le juge.

Il raccrocha.

Peu après cet édifiant coup de téléphone, je me rendis au Clark’s pour y déjeuner. J’y croisai fortuitement les Quinn, version 2008. Tamara était au comptoir, à houspiller sa fille parce qu’elle ne faisait pas assez comme ci ou pas assez comme ça. Robert, lui, était caché dans un coin, installé sur une banquette, à manger des œufs brouillés et à lire le cahier des sports du Concord Herald. Je m’assis à côté de Tamara, ouvris un journal au hasard et feignis de me plonger dedans pour mieux l’écouter renâcler et se plaindre que la cuisine avait l’air sale, que le service n’était pas assez rapide, que le café était froid, que les bouteilles de sirop d’érable étaient collantes, que les sucriers étaient vides, que les tables étaient tachées de gras, qu’il faisait trop chaud à l’intérieur, que ses toasts n’étaient pas bons et qu’elle ne paierait pas un cent pour son plat, que deux dollars pour du café c’était du vol, qu’elle ne lui aurait jamais cédé ce restaurant si elle avait su qu’elle en ferait un boui-boui de seconde zone, elle qui avait eu tellement d’ambition pour cet établissement et que d’ailleurs à son époque, les gens accouraient de tout l’État pour ses hamburgers dont on disait qu’ils étaient les meilleurs de la région. Comme elle remarqua que je l’écoutais, elle me regarda d’un air méprisant et m’invectiva :

— Vous, le jeune type, là. Pourquoi vous écoutez ?

Je pris un air de sainte-nitouche et je me tournai vers elle.

— Moi ? Mais je ne vous écoute pas, Madame.

— Bien sûr que vous écoutez, puisque vous me répondez ! Z’êtes d’où ?

— New York, Madame.

Elle s’adoucit immédiatement, comme si le mot New York avait eu pour effet de l’apaiser, et elle me demanda d’une voix mielleuse :

— Qu’est-ce qu’un jeune New-Yorkais de si bonne allure vient faire à Aurora ?

— J’écris un livre.

Elle s’assombrit aussitôt et se mit à beugler :

— Un livre ? Vous êtes écrivain ? Je déteste les écrivains ! C’est une race d’oisifs, de bons à rien et de menteurs. Vous vivez de quoi ? Des subventions de l’État ? C’est ma fille qui tient ce restaurant, et je vous préviens, elle ne vous fera pas crédit ! Alors si vous ne pouvez pas payer, foutez le camp. Foutez-le camp avant que j’appelle les flics. Le chef de la police est mon beau-fils.

Jenny, derrière son comptoir, eut un air navré.

— Ma’, c’est Marcus Goldman. C’est un écrivain connu.

La mère Quinn s’étouffa avec son café :

— Nom de Dieu, vous êtes ce petit fils de pute qui traînait dans les jupes de Quebert ?

— Oui, Madame.

— Vous avez bien grandi depuis le temps… Z’êtes même devenu pas mal. Voulez-vous savoir ce que je pense de Quebert ?

— Non, merci, Madame.

— Je vais vous le dire quand même : je pense c’est un fieffé enfant de putain et qu’il mérite de finir sur la chaise électrique !

— Ma’ ! protesta Jenny.

— C’est la vérité !

— Ma’, arrête !

— Ta gueule, ma fille. C’est moi que je cause. Prenez note, Monsieur l’écrivain à la con. Si vous avez une once d’honnêteté, écrivez la vérité sur Harry Quebert : c’est le dernier des salopards, c’est un pervers, une crevure et un meurtrier. Il a tué la petite Nola, la mère Cooper et, d’une certaine façon, il a aussi tué ma Jenny.

Jenny s’enfuit dans la cuisine. Je crois qu’elle pleurait. Assise sur sa chaise de bar, droite comme un « i », l’œil brillant de rage et le doigt pointé en l’air, Tamara Quinn me raconta la raison de son courroux et comment Harry Quebert avait déshonoré son nom. L’incident dont elle me fit part s’était produit le dimanche 13 juillet 1975, journée qui aurait dû être mémorable pour la famille Quinn qui organisait ce jour-là, sur la pelouse fraîchement tondue de son jardin et dès midi (comme l’indiquait le carton d’invitation envoyé à la petite dizaine d’invités), une garden-party.

*

13 juillet 1975

C’était un grand événement et Tamara Quinn avait vu les choses en grand : tente dressée dans le jardin, argenterie et nappe blanche sur la table, déjeuner sous forme de buffet commandé chez un traiteur de Concord et composé d’amuse-bouches de poissons, de viandes froides, de plateaux de fruits de mer et de salade russe. Un serveur avec référence avait été prévu pour assurer le service des boissons fraîches et du vin italien. Tout devait être parfait. Ce déjeuner allait être un rendez-vous mondain de première importance : Jenny s’apprêtait à présenter officiellement son nouveau petit ami à quelques membres éminents de la bonne société d’Aurora.

Il était dix minutes avant midi. Tamara contemplait avec fierté l’arrangement de son jardin : tout était prêt. Elle attendrait la dernière minute pour sortir les plats, à cause de la chaleur. Ah, comme tout le monde se délecterait des coquilles Saint-Jacques, des palourdes et des queues de homard, tout en écoutant la brillante conversation de Harry Quebert, avec, à son bras, sa Jenny, magnifique. On frôlait le grandiose, et Tamara frémit de plaisir en imaginant la scène. Elle admira encore ses préparatifs, puis elle révisa une dernière fois le plan de table qu’elle avait noté sur une feuille de papier et qu’elle s’efforçait d’apprendre par cœur. Tout était parfait. Il ne manquait plus que les invités.

Tamara avait convié quatre de ses amies et leurs maris. Elle avait longuement réfléchi au nombre d’invités. C’était un choix difficile : trop peu de convives pourrait laisser penser que c’était une garden-party ratée et trop de personnes présentes pourrait facilement donner à son exquis déjeuner champêtre des allures de kermesse. Elle avait finalement décidé de piocher parmi celles qui alimenteraient la ville des plus folles rumeurs, celles grâce à qui on dirait bientôt que Tamara Quinn organisait des événements chic très sélectifs depuis que son futur gendre était l’étoile des lettres américaines. Elle avait donc invité Amy Pratt, parce qu’elle était l’organisatrice du bal de l’été, Belle Carlton, qui se considérait comme la prêtresse du bon goût parce que son mari changeait de voiture chaque année, Cindy Tirsten, qui était à la tête de nombreux clubs féminins et Donna Mitchell, une peste qui parlait trop et passait son temps à se vanter de la réussite de ses enfants. Tamara s’apprêtait à leur en mettre plein la vue. Dès réception du carton, elles lui avaient d’ailleurs toutes téléphoné pour savoir quelle était l’occasion de cette festivité. Mais elle avait su prolonger le suspense en restant savamment évasive : « Je dois vous annoncer une grande nouvelle. » Elle avait hâte de voir la tête qu’elles feraient toutes lorsqu’elles verraient sa Jenny et le grand Quebert ensemble, pour la vie. Bientôt la famille Quinn serait l’objet de toutes les discussions et toutes les envies.