Выбрать главу

— Bonfoir, Monfieur Quebert, répondit l’homme qui s’exprimait avec une élocution douloureuse et très irrégulière. Ve m’appelle Luther Caleb.

L’agitation gagna Aurora dès le lendemain du bal : avec qui Harry Quebert allait-il se rendre à Martha’s Vineyard ? Personne ne lui avait jamais connu de femme ici. Avait-il une bonne amie à New York ? Peut-être une vedette de cinéma. Ou allait-il emmener avec lui une jeune femme d’Aurora ? Avait-il une conquête ici, lui qui était si discret ? En parlerait-on dans les journaux sur les vedettes ?

Le seul à ne pas se préoccuper de ce voyage était Harry lui-même. Le lundi matin du 21 juillet, il était chez lui, malade d’inquiétude : qui savait pour lui et Nola ? Qui donc l’avait suivi jusque dans les toilettes ? Qui avait eu l’audace de souiller le miroir de ces infâmes inscriptions ? Du rouge à lèvres : c’était très certainement une femme. Mais qui ? Pour s’occuper l’esprit, il s’installa à son pupitre et décida de mettre de l’ordre dans ses feuillets : c’est alors qu’il se rendit compte qu’il en manquait un. Un feuillet sur Nola, écrit le jour de sa tentative de suicide. Il s’en rappelait bien, il l’avait laissé là. Il y avait en tout cas une semaine qu’il avait laissé s’accumuler les brouillons en vrac sur son bureau, mais il les numérotait toujours, selon un code chronologique bien précis, pour pouvoir les classer ensuite. À présent qu’il avait mis de l’ordre, il constatait qu’il en manquait un. C’était un feuillet important, il s’en souvenait bien. Il recommença son classement à deux reprises, vida son cartable : le feuillet n’était pas là. C’était impossible. Il avait toujours pris soin de vérifier sa table lorsqu’il quittait le Clark’s pour être certain de ne rien oublier. À Goose Cove, il ne travaillait que dans son bureau, et si, par hasard, il s’installait sur la terrasse, il déposait ensuite ce qu’il avait écrit sur son pupitre. Il ne pouvait pas avoir perdu ce feuillet, alors où était-il ? Après avoir fouillé la maison en vain, il commença à se demander si quelqu’un était venu ici à la recherche de preuves compromettantes. Était-ce la même personne qui avait fait cette inscription sur le miroir des toilettes le soir du bal ? Il eut tellement mal au ventre à l’évocation de cette pensée qu’il eut envie de vomir.

Ce même jour, Nola put quitter la clinique de Charlotte’s Hill. À peine rentrée à Aurora, sa première préoccupation fut d’aller retrouver Harry. Elle se rendit à Goose Cove dans la fin de l’après-midi : il était sur la plage, avec sa boîte en fer-blanc. Aussitôt qu’elle le vit, elle se jeta dans ses bras ; il la souleva dans l’air et la fit tournoyer.

— Oh Harry, Harry chéri ! Ça m’a tellement manqué d’être ici avec vous !

Il l’étreignit le plus fort qu’il pût.

— Nola ! Nola chérie…

— Comment allez-vous, Harry ? Nancy m’a dit que vous aviez remporté le premier prix de la tombola ?

— Oui ! Tu te rends compte ?

— Des vacances pour deux personnes à Martha’s Vineyard ! Et pour quand est-ce ?

— Les dates sont libres. Je n’ai qu’à appeler l’hôtel quand j’en ai envie pour faire la réservation.

— M’emmènerez-vous ? Oh, Harry, emmenez-moi là où nous pourrons être heureux sans nous cacher !

Il ne répondit rien et ils firent quelques pas sur la grève. Ils regardèrent les vagues finir leur course dans le sable.

— D’où viennent les vagues ? demanda Nola.

— De loin, répondit Harry. Elles viennent de loin pour voir le rivage de la grande Amérique et mourir.

Il dévisagea Nola et attrapa soudain son visage dans un élan de fureur.

— Bon sang, Nola ! Pourquoi vouloir mourir ?

— Ce n’est pas qu’on veuille mourir, dit Nola. C’est qu’on ne peut plus vivre.

— Mais te rappelles-tu ce jour, sur la plage, après le spectacle, lorsque tu m’as dit de ne pas m’en faire puisque tu étais là ? Comment veilleras-tu sur moi si tu te tues ?

— Je sais, Harry. Pardon, je vous demande pardon.

Et sur cette plage où ils s’étaient rencontrés et aimés au premier regard, elle se mit à genoux pour qu’il lui pardonne. Elle demanda encore : « Emmenez-moi, Harry. Emmenez-moi avec vous à Martha’s Vineyard. Emmenez-moi et aimons-nous pour toujours. » Il promit, dans l’euphorie du moment. Mais lorsque, un peu plus tard, elle s’en retourna chez elle et qu’il la regarda s’éloigner sur le chemin de Goose Cove, il songea qu’il ne pouvait pas l’emmener. C’était impossible. Quelqu’un savait déjà pour eux ; s’ils partaient ensemble, toute la ville saurait. Ce serait la prison garantie. Il ne pouvait pas l’emmener, et si elle le lui demandait encore, il repousserait le voyage interdit. Il le repousserait jusqu’à l’éternité.

Le lendemain, il retourna au Clark’s pour la première fois depuis longtemps. Comme d’habitude, Jenny était de service. Lorsqu’elle vit Harry entrer, ses yeux s’illuminèrent : il était revenu. Était-ce à cause du bal ? Avait-il été jaloux de la voir avec Travis ? Voulait-il l’emmener à Martha’s Vineyard ? S’il partait sans elle, c’est qu’il ne l’aimait pas. Cette question la travaillait tant qu’elle la lui posa avant même de prendre sa commande :

— Qui vas-tu emmener à Martha’s Vineyard, Harry ?

— Je n’en sais rien, répondit-il. Peut-être personne. Peut-être vais-je en profiter pour avancer dans mon livre.

Elle eut une moue :

— Un si beau voyage, seul ? Ce serait du gâchis.

Secrètement, elle espéra qu’il répondrait : « Tu as raison, Jenny, mon amour, partons ensemble nous embrasser sous le soleil couchant. » Mais tout ce qu’il dit fut : « Un café, s’il te plaît. » Et Jenny l’esclave s’exécuta. À ce moment, Tamara Quinn arriva de son bureau de l’arrière-salle où elle faisait sa comptabilité. Voyant Harry assis à sa table habituelle, elle se précipita vers lui et lui dit sans même le saluer, d’un ton plein de rage et d’amertume :

— Je suis en train de revoir la comptabilité. Nous ne vous faisons plus crédit, Monsieur Quebert.

— Je comprends, répondit Harry, qui voulait éviter un esclandre. Je suis désolé pour votre invitation de dimanche dernier… J’ai…

— Vos excuses ne m’intéressent pas. J’ai reçu vos fleurs qui ont fini à la poubelle. Je vous prie de régler votre ardoise d’ici la fin de la semaine.

— Bien entendu. Donnez-moi la facture, je vous payerai sans délai.

Elle lui apporta la note détaillée et il manqua de s’étouffer en la découvrant : il y en avait pour plus de 500 dollars. Il avait dépensé sans compter : 500 dollars de nourriture et de boissons, 500 dollars jetés par la fenêtre, juste pour être avec Nola. À cette note s’ajouta, le lendemain matin, une lettre de l’agence de location de la maison. Il avait déjà payé la moitié de son séjour à Goose Cove, soit jusqu’à la fin juillet. La lettre l’informait qu’il lui restait encore mille dollars à payer pour jouir de la maison jusqu’en septembre et que, comme convenu, cette somme allait être directement débitée de son compte. Mais ces mille dollars, il ne les avait pas. Il n’avait quasiment plus d’argent. L’ardoise du Clark’s le laissait sur la paille. Il n’avait plus de quoi se payer la location d’une pareille maison. Il ne pouvait plus rester. Que devait-il faire ? Appeler Elijah Stern et lui expliquer la situation ? Mais à quoi bon ? Il n’avait pas écrit le grand roman qu’il espérait, il n’était qu’une imposture.

Après avoir pris le temps de la réflexion, il téléphona à l’hôtel de Martha’s Vineyard. Voilà ce qu’il allait faire : renoncer à cette maison. Cesser cette mascarade pour de bon. Il allait partir une semaine avec Nola pour vivre leur amour une dernière fois, et après il disparaîtrait. La réception de l’hôtel lui indiqua qu’il restait une chambre de libre pour la semaine du 28 juillet au 3 août. C’est ce qu’il devait faire : aimer Nola une dernière fois, puis quitter cette ville pour toujours.