— Et entre-temps ?
— Il devra rester en prison.
— Mais s’il est innocent ?
— C’est la loi. Je vous le répète, la situation est très grave. On l’accuse d’avoir assassiné deux personnes.
Je m’effondrai dans mon canapé. Il fallait que je parle à Harry.
— Dites-lui de m’appeler ! insistai-je auprès de Roth. C’est très important.
— Je lui ferai le message…
— Dites-lui que je dois impérativement lui parler et que j’attends son appel !
Immédiatement après avoir raccroché, je ressortis Les Origines du mal de ma bibliothèque. En première page, il y avait la dédicace du Maître :
Je me replongeai dans ce livre que je n’avais plus rouvert depuis des années. C’était une histoire d’amour, mêlant récit et passages épistolaires ; l’histoire d’un homme et d’une femme qui s’aimaient sans avoir vraiment le droit de s’aimer. Ainsi avait-il écrit ce livre pour cette mystérieuse fille dont je ne savais encore rien. Lorsque, au cœur de la nuit, j’eus terminé de le relire, je m’arrêtai longuement sur le titre. Et pour la première fois je m’interrogeai sur sa signification : pourquoiLes Origines du mal ? De quel mal Harry parlait-il ?
Il s’écoula trois jours, pendant lesquels les analyses ADN et les empreintes dentaires confirmèrent que le squelette découvert à Goose Cove était bien celui de Nola Kellergan. L’examen des ossements permit d’établir qu’il s’agissait d’un enfant d’une quinzaine d’années, ce qui indiquait que Nola était morte plus ou moins au moment de sa disparition. Mais surtout, une fracture de l’arrière de son crâne permettait d’affirmer avec certitude, même plus de trente ans après les faits, que la victime était morte d’au moins un coup qu’elle avait reçu : Nola Kellergan avait été battue à mort.
Je n’avais aucune nouvelle de Harry. J’essayai pourtant d’entrer en contact avec lui via la police d’État, la prison ou encore Roth, mais sans succès. Je tournais en rond dans mon appartement, j’étais taraudé par des milliers de questions, j’étais tracassé par son mystérieux appel. À la fin du week-end, n’y tenant plus, je considérai que je n’avais guère d’autre choix que d’aller voir ce qui se passait dans le New Hampshire.
À la première heure du lundi 16 juin 2008, je mis mes valises dans le coffre de ma Range Rover et je quittai Manhattan par la Franklin Roosevelt Drive qui longe l’East River. Je vis défiler New York : Brooklyn, Harlem, le Bronx, le stade des Yankees au bord de l’eau, le grand pont George Washington et la promenade Rockefeller du bord de l’autoroute, d’où la ville semble être un minuscule îlot au milieu d’une jungle sauvage. Ce n’est que lorsque je fus assez enfoncé dans le New Jersey pour ne pas risquer de me laisser convaincre de renoncer et de rentrer bien sagement chez moi, que je prévins mes parents que j’étais en route pour le New Hampshire. Ma mère me dit que j’étais fou :
— Mais qu’est-ce que tu fabriques, Markie ? Tu vas aller défendre ce criminel barbare ?
— Ce n’est pas un criminel, Maman. C’est un ami.
— Eh bien, tes amis sont des criminels ! Papa est à côté de moi, il dit que tu t’enfuis de New York à cause des livres.
— Je ne m’enfuis pas.
— Tu t’enfuis à cause d’une femme, alors ?
— Je t’ai dit que je ne m’enfuyais pas. Je n’ai pas de petite amie en ce moment.
— Quand auras-tu une petite amie ? J’ai repensé à cette Natalia que tu nous avais présentée l’an dernier. C’était une gentille shikse. Pourquoi ne la rappellerais-tu pas ?
— Tu la détestais.
— Et pourquoi n’écris-tu plus de livres ? Tout le monde t’aimait quand tu étais un grand écrivain.
— Je suis toujours un écrivain.
— Rentre à la maison. Je te ferai des bons hot-dogs et de la tarte aux pommes chaude avec une boule de glace vanille que tu pourras laisser fondre dessus.
— Maman, j’ai trente ans, je peux me faire des hot-dogs tout seul si je veux.
— Ton père n’a plus droit aux hot-dogs, figure-toi. C’est le docteur qui l’a dit. (J’entendis mon père gémir en arrière-fond qu’il y avait quand même droit de temps en temps, et ma mère qui lui répétait : « C’est fini les hot-dogs et toutes ces cochonneries. Le docteur dit que ça te bouche tout ! ») Markie chéri ? Papa dit que tu devrais faire un livre sur Quebert. Ça relancerait ta carrière. Puisque tout le monde parle de Quebert, tout le monde parlera de ton livre. Pourquoi ne viens-tu plus dîner chez nous, Markie ? Ça fait si longtemps. Miam miam, de la bonne tarte aux pommes.
J’achevais de traverser le Connecticut lorsque, ayant la mauvaise idée de couper mon disque d’opéra pour écouter les nouvelles à la radio, je découvris qu’il y avait eu une fuite au sein de la police : les médias avaient été informés de la découverte du manuscrit des Origines du mal avec les restes de Nola Kellergan, et que Harry avait reconnu s’être inspiré de sa relation avec elle pour l’écrire. En une matinée, ces nouveaux rebondissements avaient déjà eu le temps de faire le tour du pays. Dans l’échoppe d’une station-service où je fis le plein, peu après Mystic, je retrouvai le pompiste scotché devant un écran de télévision relatant en boucle ces informations. Je me plantai à côté de lui et comme je le pressais de monter le son il me demanda, en voyant mon air atterré :
— Z’étiez pas au courant ? Ça fait des heures que tout le monde en parle. Vous étiez où ? Sur Mars ?
— Dans ma voiture.
— Ha. Z’avez pas la radio ?
— J’écoutais de l’opéra. L’opéra me change les idées.
Il me dévisagea un instant.
— Je vous connais, non ?
— Non, répondis-je.
— Il me semble que je vous connais…
— J’ai un visage très commun.
— Non, je suis sûr de vous avoir déjà vu… Z’êtes un type de la télévision, c’est ça ? Un acteur ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
— Je suis écrivain.
— Ah ouais, mince alors ! On a vendu votre bouquin ici, l’année passée. Je me rappelle bien, il y avait votre tronche sur la couverture.
Il serpenta entre les rayons pour trouver le livre qui n’y était évidemment plus. Finalement, il en dégota un dans la réserve et il revint à son comptoir, triomphal :
— Voilà, c’est vous ! Regardez, c’est votre livre. Marcus Goldman, c’est votre nom, c’est écrit dessus.
— Si vous le dites.
— Alors ? Quoi de neuf, Monsieur Goldman ?
— Pas grand-chose à vrai dire.
— Et où allez-vous comme ça, si je puis me permettre ?
— Dans le New Hampshire.
— Chouette endroit. Surtout l’été. Vous allez y faire quoi ? De la pêche ?
— Oui.
— Pêche à quoi ? Y a des coins à black-bass du tonnerre par là-bas.
— Pêche aux emmerdes, je crois. Je vais rejoindre un ami qui a des ennuis. De très graves ennuis.
— Oh, ça peut pas être des ennuis aussi graves que ceux de Harry Quebert !
Il éclata de rire et me serra la main chaleureusement parce qu’« on voyait pas souvent des célébrités par ici », puis il m’offrit un café pour la route.
L’opinion publique était bouleversée : non seulement la présence du manuscrit parmi les ossements de Nola incriminait définitivement Harry, mais surtout la révélation que ce livre avait été inspiré par une histoire d’amour avec une fille de quinze ans suscitait un profond malaise. Que devait-on penser de ce livre désormais ? L’Amérique avait-elle plébiscité un maniaque en élevant Harry au rang d’écrivain-vedette ? Sur fond de scandale, les journalistes, eux, s’interrogeaient sur les différentes hypothèses qui auraient pu conduire Harry à assassiner Nola Kellergan. Menaçait-elle de dévoiler leur relation ? Avait-elle voulu rompre et en avait-il perdu la tête ? Je ne pus m’empêcher de ressasser ces questions durant tout le trajet jusque dans le New Hampshire. J’essayai bien de me changer les idées en coupant la radio pour repasser à l’opéra, mais il n’y avait pas un air qui ne me fasse penser à Harry, et dès que je pensais à lui, je repensais à cette gamine qui gisait sous terre depuis trente ans, à côté de cette maison où je considérais avoir passé parmi les plus belles années de ma vie.