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ÉMILE AJAR / ROMAIN GARY

La vie devant soi

Édition augmentée d’une présentation de Mireille Sacotte

Romain Gary, pseudonyme de Roman Kacew, né à Vilnius en 1914, est élevé par sa mère qui place en lui de grandes espérances, comme il le racontera dans La promesse de l’aube. Pauvre, « cosaque un peu tartare mâtiné de juif », il arrive en France à l’âge de quatorze ans et s’installe avec sa mère à Nice. Après des études de droit, il s’engage dans l’aviation et rejoint le général de Gaulle en 1940. Son premier roman, Éducation européenne, paraît avec succès en 1945 et révèle un grand conteur au style rude et poétique. La même année, il entre au Quai d’Orsay. Grâce à son métier de diplomate, il séjourne à Sofia, La Paz, New York, Los Angeles. En 1948, il publie Le grand vestiaire et reçoit le prix Goncourt en 1956 pour Les racines du ciel Consul à Los Angeles, il épouse l’actrice Jean Seberg, écrit des scénarios et réalise deux films. Il quitte la diplomatie en 1960 et écrit Les oiseaux vont mourir au Pérou (Gloire à nos illustres pionniers) et un roman humoristique, Lady L., avant de se lancer dans de vastes sagas : La comédie américaine et Frère Océan. Sa femme se donne la mort en 1979 et les romans de Gary laissent percer son angoisse du déclin et de la vieillesse : Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Clair de femme., Les cerfs-volants. Romain Gary se suicide à Paris en 1980, laissant un document posthume où il révèle qu’il se dissimulait sous le nom d’Émile Ajar, auteur de romans majeurs : Gros-Câlin, La vie devant soi, qui a reçu le prix Goncourt en 1975, et L’angoisse du roi Salomon.

Présentation

L’affaire Ajar

En 1915, Gary est en train d’accomplir un exploit de « champion du monde » tel que Nina sa mère de La Promesse de l’aube l’aurait applaudi : deux livres vont sortir en même temps, l’un signé Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, l’autre signé Émile Ajar, La Vie devant soi. Il parfait l’invention d’un écrivain sans visage. Il écrit dans deux styles, deux tons et sur deux sujets assez différents pour que leur auteur commun ne puisse pas être soupçonné. Et Clair de femme qui paraîtra l’année suivante, signé Gary, est déjà en chantier. Dans les médias, l’affaire Ajar bat son plein. Pour la comprendre il faut revenir un peu en arrière.

Début 1974, un manuscrit intitulé Gros-Câlin et signé Émile Ajar arriva au courrier du matin chez Gallimard. Posté au Brésil, il était accompagné d’une lettre signée Pierre Michaut, industriel français. Celui-ci, dans la plus pure tradition romanesque française héritée du XVIIIe siècle, expliquait que ce manuscrit lui avait été confié par un homme, Français d’Algérie, ami d’Albert Camus, un médecin poursuivi par la justice française pour avoir, semblait-il, pratiqué des avortements clandestins et, de ce fait, en fuite et désirant garder l’anonymat.

Parmi les lecteurs, Christiane Baroche, écrivain elle-même et connue surtout pour ses recueils de nouvelles, se fit l’avocate enthousiaste du manuscrit. En face, Raymond Queneau flaira une supercherie littéraire et se douta que la signature Ajar cachait non pas un débutant mais un romancier très sûr de son métier. Après discussion, décision fut prise de publier le manuscrit, pas tout à fait chez Gallimard, mais aux éditions du Mercure de France dirigées par Simone Gallimard, au cas où il y aurait des développements médiatiques embarrassants. Le livre sortit à l’automne 1974. Le milieu littéraire bruit du pseudonyme et de l’incognito et multiplia hypothèses et rumeurs. Les critiques lancèrent des noms connus, mais pas celui de Gary. Michel Cournot, directeur littéraire au Mercure de France, journaliste en vue, critique de théâtre, cinéaste, romancier, touche-à-tout de talent ; Raymond Queneau, qui avait le goût de l’expérience et de la facétie ; Aragon, qui avait renoué avec sa jeunesse ; voire un collectif d’écrivains. Le mystère demeura. Seul Robert Gallimard, ami de Gary, sut et se tut jusqu’au bout.

Lorsque La Vie devant soi parut, en septembre 1975, le livre fut tout de suite salué comme un très grand roman. Gary pouvait se réjouir, la qualité de grand écrivain, que toute une part de la critique parisienne lui refusait sous son nom, lui était reconnue sous pseudonyme. Il avait réussi à la perfection son numéro de trapèze volant. Mais les questions recommencèrent, les hypothèses, les recherches. Dans un premier temps, il craignit d’être découvert car la confrontation entre les deux livres d’Ajar et les siens allait nécessairement le trahir, d’autant qu’il avait laissé des indices partout : La Vie devant soi est une sorte de réécriture de La Promesse de l’aube et, dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Laura, sous prétexte qu’elle est brésilienne, parle couramment la langue ajar. Pour la critique de 1975, Ajar apportait « du sang neuf » à la littérature française, tandis que le livre de Gary confirmait le déclin non seulement sexuel, mais créatif de son auteur. Sous son nom, il restait prisonnier de « la gueule qu’on [lui] a [vait] faite », comme il l’écrira dans Vie et mort d’Émile Ajar. Mais il fut rapidement dépassé par le succès du livre d’Ajar dont on commençait à parler pour un prix littéraire.

Gary, qui avait mis dans ce pseudonyme l’espoir d’une autre existence littéraire absolument secrète, ne voulait pas renoncer à son anonymat. Il chercha un alibi indiscutable, un leurre. Et pensa alors tout simplement au fils de sa cousine Dinah, son petit-cousin qu’il appelait son neveu pour une question d’âge. Celui-ci qui vivait alors de petits métiers, était justement occupé à refaire plomberie et peintures dans la moitié de l’appartement de la rue du Bac que Jean avait occupée après leur séparation, d’abord seule puis un temps avec son nouveau mari, Dennis Berry, avant de s’installer un peu plus loin rue du Rac. Il proposa donc à Paul Pavlowitch d’intervenir, moyennant finance, pour donner un peu de consistance au pseudonyme et s’occuper de questions d’intendance : signature des contrats, entretiens téléphoniques rapides. Lui ayant donné une personnalité de voyou en délicatesse avec la justice, à la fois sauvage et misanthrope, réfugié en Suisse après son séjour brésilien, il pensait ainsi éloigner tout danger. L’incarnation n’était pas au programme. Malheureusement, si l’on peut dire, La Vie devant soi apparut sur la liste des livres retenus pour le prix Goncourt. Simone Gallimard, et Michel Cournot se firent de plus en plus pressants au téléphone. Et Ajar se fit homme, sous l’apparence physique de Paul Pavlowitch[1]. Rendez-vous fut pris avec Michel Cournot à Genève dans un studio que Gary possédait. Puis deux autres rendez-vous eurent lieu à Copenhague, dans une maison rustique au bord d’un lac, prêtée par des amis, l’un avec Simone Gallimard, l’autre avec une journaliste du Monde des livres, Yvonne Baby. Tout se passa bien. Paul Pavlowitch, beau ténébreux, avait le physique de l’emploi. Il joua bien son rôle, aidé par « Anne, une amie venue de France », en réalité sa femme Annie. Il sut rendre plausible son personnage d’écrivain solitaire et mauvais garçon. Les deux hommes pensaient que là s’arrêterait l’affaire. Mais, chemin faisant, Paul avait inventé à Ajar toute une biographie à base d’éléments empruntés à la vie de son oncle et à la sienne propre. Il donna même une photo ancienne de lui, parmi des camarades. Le 17 novembre le roman d’Ajar, La Vie devant soi, reçut le prix Goncourt que Gary avait déjà obtenu en 1956 pour Les Racines du ciel. Ajar-Pavlowitch le refusa le 20, sur ordre de Gary. Tout cela dans une atmosphère très mouvementée, d’autant plus qu’au même moment un collectif intitulé G. I. C. L. E. où figurait Jean-Edern Hallier, écrivain-provocateur doué dans les deux registres, manifestait à grand bruit pour l’abolition des prix littéraires et organisait un anti-prix Goncourt. Toujours est-il que le livre d’Ajar, en dépit du refus de son auteur, resta primé par l’Académie Goncourt, que la photo de Pavlowitch fit son chemin et qu’un journaliste finit par découvrir sa véritable identité. Le 22 novembre, La Dépêche du midi révéla qu’Émile Ajar était le pseudonyme de Paul Pavlowitch installé dans un petit village du Lot, Caniac-du-Causse, près de Cahors, et qu’il était parent de Romain Gary. La manœuvre avait fini par se retourner contre son auteur et Paul était beaucoup trop proche de lui pour qu’il ne fût pas enfin soupçonné. De plus son petit-cousin avait pris des initiatives qu’il lui reprocha ; comment en empêcher d’autres ? Et par-dessus le marché ce deuxième prix Goncourt. Qui d’un côté le réjouit : il avait réussi la démonstration qu’il voulait faire par rapport à un milieu littéraire parisien qui le sous-estimait. Mais qui d’un autre côté le consterna, car nul ne peut concourir deux fois pour le prix Goncourt. Par son silence, il était donc en infraction et se mit à craindre d’éventuelles poursuites. (Pour la fin de ce feuilleton on se reportera à la notice de Pseudo. — à paraître à l’atelier Panik.)

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1

Pour l’affaire Ajar, voir Paul Pavlowitch, L’Homme que l’on croyait, Fayard 1981 et pour La Vie devant soi, voir le commentaire d’Eliane Lecarme-Tabone dans la collection « Foliothèque », Gallimard, 2005.