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— Je ne pourrais pas l’être mieux que par vous, articulé-je péniblement, tout en étant parfaitement conscient de proférer une platitude en comparaison de laquelle la Hollande passerait pour le Tibet.

Elle me fait l’aumône d’un sourire un peu plus large.

— Vous permettez ?

Elle empare un fauteuil d’hosto (tubulure et fils blancs tressés), l’approche de mon lit, s’y assoit et croise les jambes, ce dont je lui sais un grand gré.

— Vous devez vous demander qui je suis ?

— À peine.

— Ah, oui ?

— Quand on vous regarde, c’est tellement secondaire.

Elle se marre franchement.

— Vous, alors, vous êtes à la hauteur de votre réputation.

— C’est quoi, ma réputation ?

— Vous ne le savez pas ?

— Je n’ai pas lu les dernières nouvelles.

— Elles sont fraîches et joyeuses, annonce-t-elle en ouvrant son grand sac de croco posé à terre.

Elle y prend un journal plié en j’ sais-pas-combien et me le tend. Je vois tout d’abord mon portrait. Une photo assez ancienne qui me représente dans une boîte de nuit (moi qui m’y rends si peu souvent) en compagnie d’une bergère d’un soir au décolleté insondable. Titre : « L’AMOUR… FOU ! ; sous-titre : Le fameux commissaire San-Antonio joue les passe-muraille pour séduire des aliénées. Assez faiblard, le Vieux avait trouvé mieux !

Suit tout une tartine bien croustillante, mais qui se veut objective, dans laquelle le rédacteur relate mes avatars avec une ironie mordante. De quoi acculer à la démission un fonctionnaire aussi brillant que mézigue.

Ayant ligoté, tant bien que mal, car j’ai de la mollasse sous la touffe, je rends le baveux à ma visiteuse.

— Vous pouvez le garder, dit-elle.

— Merci, mais je n’en ai pas l’usage, réponds-je, ici, ils ont un papier hygiénique de première qualité. C’est pour me faire lire ce passionnant article que vous êtes venue ?

— Non, c’est pour en écrire un autre.

— Vous êtes journaliste ?

— Paris-Gazette.

— Bidets, alcôves, préservatifs, filatures ?

— Oui. Mon rédacteur en chef m’a chargée de vous arracher une interview exclusive.

— Vous êtes la plus belle fille de la rédaction, je suppose ?

Elle rit. Et son rire fait l’effet d’une photo en couleur chargée d’évoquer les vacances.

— Peut-être pas, mais je me suis portée volontaire.

— Vous n’avez pas froid aux yeux.

— Nulle part.

Son regard tranquille me détaille avec une certaine complaisance hardie. Me prend-elle vraiment pour un obsédé sexuel ? Je le lui demande. Elle hausse les épaules.

— J’espère bien que vous l’êtes. Dites, la vie est tellement grise, avec tous ces gens consternés qui ressemblent à des parapluies en train de sécher.

— Ce serait quoi, cet article ? Mes confessions ? La façon dont je m’envoie en l’air, mes trucs de plumard, les dimensions de mon sexe ?

— En gros, oui. Et puis des détails… Surtout les détails.

— Exemple ?

— Exemple, vous êtes commissaire mais vous pilotiez une bétaillère au moment de l’accident, et il y avait à bord un type qu’on venait de libérer de Maison Centrale.

— Bon, alors ?

— C’était quoi, ce camion de porcs ?

— Mes provisions pour l’hiver. J’ai offert un congélateur à Maman pour la Fête des Mères, si on ne le remplit pas, comment allons-nous l’amortir ?

— Et l’ancien détenu ?

— Un stoppeur. J’ignorais d’où il venait. On ne réclame pas son curriculum à un mec qui lève le pouce sur un talus ; vous, si ?

Elle sourit.

— L’accident, c’était quoi ?

— Un accident.

— La folle abusive ?

— Une folle, ça ne se voyait pas, vous savez. D’autant que j’ignorais où je me trouvais. Et puis j’étais commotionné par le choc. Elle m’a prié de la suivre, alléguant que cela urgeait, j’ai foncé. Un flic, c’est fait pour voler au secours des gens, non ?

— En somme, vous allez vous en tenir à cette version des événements ?

— Puisque c’est la bonne, la seule…

— Il va falloir que j’invente le reste ?

— Ben, vous êtes journaliste, non ? C’est quoi, Paris-Gazette ? Un transformateur qui transforme les courants d’air en vérités. Vous prenez une supposition et vous en faites une croustillante tranche de vie. Votre boulot, c’est pas de me questionner, seulement de me regarder dans ce plumard avec mes pansements sur la gueule. Moi, dans ce lit, c’est authentique. Je constitue l’élément réel autour duquel vont se cristalliser les produits de votre imagination stimulée par les exigences de vos lecteurs. Il aura suffi que vous m’ayez physiquement rencontré pour que se trouve accrédité irrémédiablement tout ce que vous aurez la fantaisie d’écrire à mon propos. Me trompé-je ?

— Voilà qui est un résumé parfait de la situation, cher commissaire. Vos blessures sont-elles graves ?

— Sérieuses tout au plus. Mais, dites-moi, douce visiteuse, comment se fait-il qu’on vous ait laissée rentrer ? Je suppose que les médecins ont donné des instructions très strictes concernant mon isolement ?

— Aucune instruction ne résiste à une grève du personnel hospitalier, cher San-Antonio.

— Ce qui veut dire ?

— Que depuis ce matin, l’on entre dans les cliniques comme aux Galeries Lafayette. Les extrêmes urgences exceptées, tous les hospitalisés de France sont livrés à leurs maux, les gardes-malades ne gardent que leurs privilèges. On va beaucoup mourir ces jours-ci.

Un moment s’écoule. Je tends l’oreille. Le couloir est silencieux. Pourtant une rumeur bourdonne dans le lointain. La journaliste me renseigne :

— Un groupe d’aliénés a investi les cuisines et a organisé un orchestre grâce aux ustensiles ; j’ai vaguement aperçu cette formation, je puis vous affirmer qu’elle ne manque pas de pittoresque.

— L’anarchie, quoi !

— Ne soyez pas anti-social, mon cher.

Là-dessus, ma porte s’ouvre comme au fond des forêts le loup l’emporte et puis le mange. Surgit l’officier de police Malnourry, déguisé en lui-même pour une fois. Tête allongée, chevelure poivre et sel, petite moustache de subalterne bien payé, complet à la sobriété tout-azimut.

Il entre prestement, sourcille en me voyant visité par une jolie fille.

— Pardon, je dérange ? demande-t-il.

— Que non point, mon bon, tout au contraire, riposté-je, vous tombez à pic pour faire décamper cette personne. Présentement mes forces me trahissent et je n’aurais même pas la force de lui dégrafer son soutien-gorge si elle en portait un, ce que je ne pense pas.

Malnourry pince les lèvres.

— Qui est-elle ?

— Une envoyée très spéciale de Paris-Gazette, la revue du voyeur élégant. Elle va rédiger un tombereau de ragots sur mon compte et il me faut préalablement prendre position. Bien que je préférerais l’héberger dans mon lit plutôt que de la foutre à la porte, chassez-la comme une pute du stylo-feutre qu’elle est, je vous en saurai gré plus tard.

Malnourry appartient à cette catégorie de zélés qui ont la passion de l’obéissance comme d’autres ont celle des filles en bas noirs.

Pour lui, un ordre est un ordre et il ne saurait pas plus le discuter que s’il émanait de son épouse. Alors il marche sur la belle nana blonde, la prend par le bras, et avec détermination, force et courage, la conduit à la porte.

— Vous n’êtes pas beau joueur, monsieur le commissaire ! me lance cette greluse avant de sortir.